Le 8 mai 1945 fait vaciller le système colonial
Chloé Maurel
Historienne
La Seconde Guerre mondiale, avec la capitulation de la France en 1940, a provoqué une chute du prestige de la puissance coloniale chez les colonisés. Un peu partout, ils vont réclamer leurs droits et l’indépendance. Mais la répression est sévère. Après le massacre de Thiaroye en décembre 1944 au Sénégal, les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945 en Algérie déclenchent un souffle libérateur.
Partout la promesse libératrice se lève : la proclamation de la République du Vietnam par Hô Chi Minh, la remise en cause de l’Empire britannique en Inde, etc. Comment, partout dans le monde, en ce tournant historique de la Libération, les peuples colonisés provoquent-ils un premier ébranlement du système de domination coloniale ?
Le massacre de Thiaroye, une page sanglante du colonialisme français
Le massacre de Thiaroye est perpétré par les troupes coloniales et des gendarmes français, le 1er décembre 1944, au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, dans l’Afrique occidentale française (AOF). Une tuerie en réponse à une manifestation de tirailleurs, anciens prisonniers de la Seconde Guerre mondiale récemment rapatriés qui réclamaient le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était dû depuis des mois et que l’administration coloniale ne leur avait toujours pas versé.
Ce carnage n’est pas médiatisé en métropole. Il a fallu attendre des décennies pour qu’il soit enfin documenté. L’historienne Armelle Mabon a démontré qu’il a fait plusieurs centaines de morts, alors que les autorités françaises se sont bornées pendant des décennies à avancer le nombre de 35 à 70 décès. Cet épisode sanglant est toujours absent des manuels scolaires français.
La « tragédie inexcusable » de Sétif, Guelma et Kherrata
Les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont des répressions sanglantes qui suivent les manifestations nationalistes, indépendantistes et anticolonialistes survenues le 8 mai 1945 dans le département de Constantine, en Algérie. La France est alors sous le gouvernement provisoire de la République française présidée par le général de Gaulle. Ces tueries s’échelonnent sur sept semaines, jusqu’à la fin juin 1945.
Elles débutent le 8 mai 1945, lorsque les indépendantistes algériens se saisissent du jour de la capitulation de l’Allemagne nazie pour réclamer leur indépendance. La France autorise ces manifestations, à condition que seuls des drapeaux français soient agités. À Sétif, après des heurts, un policier tire sur Bouzid Saâl, un scout musulman âgé de 26 ans, tenant un drapeau de l’Algérie, et le tue.
Cet assassinat déclenche plusieurs émeutes, puis l’intervention de l’armée. Le bilan est de 200 morts du côté européen, et de 1 165 Algériens tués, selon le chiffre officiel des autorités françaises. En réalité, le total de victimes pourrait atteindre jusqu’à 30 000 morts. Ce n’est qu’en 2005 que la France, par la voix de son ambassadeur en Algérie, dans un discours officiel à l’université de Sétif, évoque cet événement comme une « tragédie inexcusable ».
La création de l’ONU et l’affirmation de principes émancipateurs
La conférence de San Francisco, acte fondateur de l’ONU, s’ouvre le 25 avril 1945, avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, avant même la capitulation de l’Allemagne (8 mai) et du Japon (2 septembre). Les délégués de 50 pays se réunissent en grande pompe dans l’opéra de cette ville des États-Unis et mettent au point la charte de l’organisation, porteuse de principes émancipateurs et d’espoir pour les peuples colonisés.
Cependant, l’ONU naissante, où siègent alors seulement des Blancs et de nombreux représentants de puissances coloniales, reste prudente sur la question des colonies. Elle crée un « Conseil de tutelle », en vertu du chapitre XIII de la charte, pour assurer la surveillance des onze territoires sous tutelle, placés sous l’administration de sept États membres, et garantir que « les mesures appropriées soient prises pour préparer ces territoires à une autonomie ou indépendance à venir ». Une formulation bien vague. Mais les deux superpuissances de la guerre froide qui se trame – les États-Unis et l’URSS – sont anticolonialistes.
La charte des Nations unies affirme le « respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes ». Ce principe avait déjà été évoqué par le président américain Roosevelt et le premier ministre britannique Churchill dans la charte de l’Atlantique, signée le 14 août 1941 sur le croiseur américain Augusta au large de Terre-Neuve. Au point 3 de cette déclaration solennelle, les deux dirigeants avaient affirmé le principe suivant lequel « ils respectent le droit de chaque peuple à choisir la forme de son gouvernement et espèrent que les droits souverains et l’autonomie de gouverner seront restitués à ceux qui en ont été privés par la force », malgré les convictions colonialistes de Churchill.
Syrie et Liban, des mandats qui réclament l’indépendance
Le 3 janvier 1944, la France reconnaît officiellement la souveraineté de la Syrie et du Liban, des territoires (anciennement parties de l’Empire ottoman) qui lui avaient été confiés par « mandats » de la Société des nations, l’ancêtre de l’ONU. Mais les Libanais et les Syriens aspirent à une véritable indépendance et ne supportent plus les vexations imposées par les autorités françaises. Choukri Al Kouatli est élu président de la République de Syrie. Le parti Baas crée des équipes de djihad national, qui s’attachent à mobiliser les masses populaires contre l’autorité française.
Le 29 mai 1945, après dix jours de manifestations ininterrompues, les Français, sous l’ordre du général Fernand Olive, bombardent Damas durant trente-six heures d’affilée. On compte environ 400 morts et des centaines de blessés ; une grande partie de la ville est détruite. Cette sanglante répression française de l’insurrection syrienne de 1945 va provoquer un ultimatum britannique ; en avril 1946, les troupes françaises sont finalement contraintes d’évacuer la Syrie, qui conquiert alors son indépendance complète.
Au Vietnam, une lutte libératrice galvanisée par Hô Chi Minh
En septembre 1945, après la reddition des Japonais, le dirigeant indépendantiste et communiste Hô Chi Minh s’empresse de déclarer solennellement, devant une foule de Vietnamiens rassemblés à Hanoi, l’indépendance de la République démocratique du Vietnam. « Nous déclarons nous affranchir complètement de tout rapport colonial ! » proclame-t-il. Il est acclamé par le peuple. Le Viet-minh, parti qu’il a créé en 1941, domine alors tout le centre et le nord du Vietnam.
Mais la France refuse l’indépendance de sa colonie.
S’engage alors la guerre d’Indochine, qui durera de 1946 à 1954. Une guerre longue et meurtrière, dans laquelle le peuple vietnamien résiste avec courage, galvanisé par Hô Chi Minh. Ce dernier est devenu le symbole de la lutte contre la domination coloniale. Il est surnommé « oncle Hô » par les Vietnamiens, qui, à partir de 1946, célèbrent officiellement son anniversaire. Sa biographie et ses déclarations commencent à circuler dans la population.
De mai à octobre 1946, Hô Chi Minh est en France, à l’invitation du gouvernement, pour essayer de parlementer avec le pouvoir et de trouver une solution politique à la crise vietnamienne. Jusqu’au bout pragmatique, il essaiera de négocier afin de parvenir à une issue à même d’éviter l’effusion de sang. Mais il ne réussira pas à enrayer l’engrenage de la guerre.
L’abolition du travail forcé dans les colonies françaises en 1946
Le 11 avril 1946, l’Assemblée nationale française supprime – enfin ! – le travail forcé en Afrique de l’Ouest. Cette décision met fin à une pratique répressive ignoble, un semi-esclavage qui a été au centre de toute sa politique coloniale depuis le XIXe siècle, fondée sur l’exploitation des colonisés (on pense au chantier infernal du chemin de fer Congo-Océan, qui a causé la mort de plus de 20 000 personnes entre 1921 et 1934).
C’est grâce à l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny qu’elle est adoptée. Mais, bien qu’officiellement aboli le 11 avril 1946, le travail forcé continuera jusqu’à l’indépendance dans certains territoires, comme le Gabon et le Congo français. Deux semaines plus tard, le 25 avril 1946, la loi Lamine Guèye (du nom de l’homme politique et militant sénégalais, maire de Dakar, qui l’a proposée) généralise le statut de citoyen à l’ensemble des territoires colonisés : c’est la fin de l’humiliant « Code de l’indigénat ».
Dans les Indes britanniques, Gandhi et Nehru en lutte pour l’indépendance
La marche vers l’indépendance de l’Inde prend un essor avec l’élection des travaillistes au Royaume-Uni, en 1945, et l’arrivée au pouvoir de Clement Attlee. Le Parti du congrès de Jawaharlal Nehru a remporté les élections au cours de l’été 1946, preuve du soutien des Indiens au mouvement Quit India, que le Congrès avait lancé dès août 1942, et du refus de coopérer de quelque manière que ce soit avec le gouvernement jusqu’à ce que l’indépendance soit accordée.
La région du Bengale, en Inde, a subi une famine dévastatrice entre 1940 et 1943, sous les yeux des Britanniques qui n’ont rien fait pour la soulager. Nehru, plusieurs fois emprisonné (entre 1920 et 1945, il passe jusqu’à dix années en prison), a néanmoins soutenu l’effort de guerre allié durant la Seconde Guerre mondiale, en échange de la promesse de l’indépendance de l’Inde à la fin du conflit. Chef du gouvernement intérimaire chargé de préparer l’indépendance en 1946, tout comme Gandhi, il ne peut empêcher le conflit avec le futur Pakistan en 1947.
Gandhi, après sa populaire « marche du sel » en 1930, appelle à l’été 194 à une grève générale des Indiens pour forcer les Britanniques à quitter l’Inde. Lui et le comité dirigeant du Congrès sont arrêtés à Bombay le 9 août 1942. Des indépendantistes, membres et non-membres du Congrès, entament une vague de violence contre les Britanniques, détruisant des bâtiments gouvernementaux. La police britannique réagit en tuant et blessant 2 500 indépendantistes ; elle procède à plus de 66 000 arrestations, dont Gandhi, qui est relâché le 6 mai 1944 pour raison de santé.
Le mouvement « Quit India » est parvenu à unir les Indiens contre les Britanniques. En 1945, ceux-ci sont contraints d’annoncer que le pouvoir sera transféré aux Indiens. Gandhi demande à la direction du Congrès de cesser la lutte et près de 100 000 prisonniers politiques sont relâchés. Mais le Royaume-Uni n’est pas prêt à renoncer à toutes ses colonies en Asie. En 1945, Churchill, fervent partisan de la colonisation, fait réprimer dans le sang la rébellion des communistes de Malaisie.
Madagascar, une île se soulève
L’insurrection malgache de 1947-1948 est un point chaud des luttes indépendantistes qui vont éclore dans la foulée du 8 mai 1945. Les Malgaches se soulèvent contre le rétablissement du travail forcé, leur salaire de misère et la réquisition des récoltes de riz. Une centaine de colons français trouvent la mort. En réponse, un impitoyable massacre est perpétré par l’armée française.
On dénombre plusieurs milliers de tués, sans compter les Malgaches morts de faim à la suite des mauvais traitements et des déplacements forcés de population. Le nombre des victimes malgaches est estimé de 11 000 à 100 000 morts. Ici encore, la répression entraînera la chute du système colonial et la marche des peuples pour leur libération et indépendance.
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