Jafar Panahi, une Palme d’or pour la liberté

Il était le grand favori de cette 78e édition du Festival de Cannes. Sans surprise, le cinéaste iranien Jafar Panahi a reçu la Palme d’or des mains de Cate Blanchett et Juliette Binoche, présidente du jury. Trente ans après son premier long métrage, Le Ballon blanc, récompensé par la Caméra d’or, il est monté sur la scène du Grand Théâtre Lumière sans retirer ses lunettes noires, accompagné par ses acteurs et actrices visiblement très émus : « Je crois que c’est le moment pour demander à tous les Iraniens, avec toutes les opinions différentes, en Iran et partout dans le monde : mettons les différences de côté, le plus important c’est notre pays et la liberté de notre pays. Le cinéma est une société, personne n’a le droit de me dire ce que je dois faire ou ne pas faire. »

Une manière élégante et politiquement juste d’éteindre la polémique qui l’opposait à l’autre cinéaste iranien présent en compétition, Saeed Roustaee, accusé d’avoir fait son film au grand jour, en ne montrant pas ses comédiennes tête nue, même à l’intérieur. Jafar Panahi, lui, tourne clandestinement, avec des comédiennes non voilées. Condamné en 2010 à six ans de prison pour « propagande contre le régime » et assigné à résidence depuis quatorze ans, il s’était mis en scène dans Aucun ours, un exercice d’autofiction qui transformait la contrainte en géniale idée de cinéma.

Dans Un Simple accident, un homme croit reconnaître son ancien tortionnaire qui s’est arrêté dans son garage. Après l’avoir assommé et séquestré dans son van, il retrouve ses anciens codétenus pour qu’ils l’aident à l’identifier. Maniant un humour absurde aux accents beckettiens – En attendant Godot est explicitement cité -, Jafar Panahi signe une fable glaçante sur la torture, la vengeance et la manière dont la violence politique traverse les familles. C’était aussi le sujet de l’immense film de son compatriote Mohammad Rasoulof, Les Graines du figuier sauvage, salué l’an dernier par un prix spécial.

En choisissant Jafar Panahi, le jury envoie au monde un message politique mais récompense aussi un grand metteur en scène qui invente des situations à partir des interdictions qui l’entravent. La scène d’ouverture d’Un Simple accident, où le bourreau, sa femme enceinte et leur fille sont filmés de nuit dans l’habitacle de leur voiture, est une leçon de cinéma.

Deux prix à L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho

Aux antipodes par son sujet et sa forme, l’autre palme possible était le film de Joachim Trier, Sentimental value, couronné par le Grand prix. Le réalisateur norvégien revendique l’héritage d’Ingmar Bergman avec un face-à-face entre un père toxique (génial Stellan Skarsgard), cinéaste, et sa fille actrice de théâtre. S’il n’a pas la grâce de Julie (en 12 chapitres), le film éblouit par la rigueur, l’intelligence de sa mise en scène et le jeu de ses trois actrices, Renate Reinsve (prix d’interprétation féminine en 2021), Elle Fanning et Inga Ibsdotter Lilleaas.

Le jury ne s’est pas trompé en donnant deux prix à L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, fascinante plongée dans la mémoire de la dictature brésilienne avec des incartades dans le cinéma de genre. Le réalisateur, prix du jury en 2019 pour Bacurau, obtient le prix de la mise en scène tandis que son acteur principal, Wagner Moura (vu dans Civil war et la série Narcos) remporte le prix d’interprétation masculine.

C’est à une actrice débutante, Nadia Melliti, repérée lors d’un casting sauvage, que revient le prix d’interprétation féminine pour La Petite dernière, troisième long métrage de l’actrice et réalisatrice Hafsia Herzi. Présentée en début de festival, cette lumineuse adaptation du roman de Fatima Daas suit les doutes d’une jeune femme qui tente de concilier sa foi et son homosexualité. L’autre femme au palmarès – elles étaient sept en compétition – est l’Allemande Mascha Schilinski, réalisatrice de Sound of falling, qui obtient le prix du jury ex aequo avec l’audacieux Sirat, de l’Espagnol Oliver Laxe. Difficile de faire plus dissemblables que ces deux œuvres aux qualités formelles indéniables. La première met en regard les vies de quatre femmes, confrontées à la violence, qui ont vécu à des époques différentes dans la même ferme est-allemande. Le second est une quête dantesque dans le désert où la musique techno annonce l’apocalypse.

La carte du prix spécial

Vingt-six ans après le sacre de Rosetta et la révélation d’Émilie Dequenne, disparue en mars dernier, on attendait les frères Dardenne au palmarès. Ils obtiennent leur deuxième prix du scénario avec Jeunes mères, un déchirant et lumineux film choral sur la maternité précoce autour de cinq adolescentes qui ont trouvé refuge dans une maison maternelle.

Signe que les membres du jury ont eu du mal à départager les 22 films de la compétition, ils ont sorti la carte du prix spécial (celui qu’on dégaine quand on ne sait pas choisir) pour le Chinois Bi Gan et son (très) long métrage Résurrection, traversée virtuose du XXe siècle et de l’histoire du cinéma avec moult références et citations plus ou moins explicites, de l’expressionnisme allemand au film de vampires en passant par les frères Lumière.

Un palmarès assez équilibré, à l’image d’une compétition ouverte et éclectique, où les États-Unis et les poids lourds étaient bien moins représentés que l’an dernier. Personne, en revanche, lauréat ou remettant, ne s’est saisi de la tribune qui lui était offerte pour parler de Gaza. Mais peut-être fallait-il lire entre les lignes.