L'Europe de la défense : encore des mots, toujours des mots ?

"L'Europe de la défense que nous défendons depuis huit ans devient réalité", affirmait Emmanuel Macron le 5 mars, alors que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, venait de présenter son plan à 800 milliards d’euros pour "réarmer l’Europe".

Celui-ci a depuis été détaillé dans un "livre blanc". Il propose notamment de combler les lacunes des armées européennes en matière de capacités et de soutenir l’industrie européenne de défense ; le tout financer par le budget des États-membres à hauteur de 650 milliards d’euros et par la mise à disposition des États de 150 milliards d’euros sous la forme de prêts de l’Union européenne (UE). Un montant global ambitieux, mais dont la mise en œuvre dépend des capacités financières des Vingt-Sept et de la bonne volonté de chacun.

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"La Commission veut permettre aux États-membres de déroger aux critères de Maastricht pour qu’ils puissent investir dans leur défense, mais pour les pays déjà lourdement endettés comme la France ou l’Italie, cela signifie s’endetter davantage et à des taux élevés. Donc cette initiative est surtout favorable aux pays comme l’Allemagne, qui peuvent se le permettre", analyse Federico Santopinto, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialisé dans l’intégration européenne en matière de défense.

"L’autre initiative qui concerne l’enveloppe de 150 milliards d’euros pourrait être plus favorable, car l’emprunt serait fait par l’UE à un taux très bas puis transféré aux pays qui en feront la demande. Mais même si le taux est plus avantageux, le problème demeure : c’est un prêt qu’il faudra rembourser", poursuit le spécialiste.

Par conséquent, plusieurs États, dont la France, pourraient finalement renoncer à ces deux mécanismes proposés par Ursula von der Leyen. Paris pousse en revanche pour un grand emprunt européen, similaire au plan de relance post-Covid de 800 milliards d’euros, mais la Commission européenne a jusqu'à présent refusé de s'engager dans cette voie.

Les achats d’équipements américains se poursuivent

Le message de la nécessité d’augmenter les dépenses militaires a toutefois été entendu. Le Danemark avait alloué dès le mois de février une enveloppe supplémentaire de 7 milliards d’euros pour son armée. Emmanuel Macron a affirmé début mars vouloir faire passer le budget de la défense de 50,2 milliards d’euros en 2025 à 90 milliards en 2030. La Suède a dit le 26 mars envisager d’augmenter ses dépenses de défense à 3,5 % de son produit intérieur brut (PIB) d’ici 2030, contre 2,4 % du PIB actuellement. La Grèce a annoncé le 2 avril la refonte de son armée, "la plus importante" de son histoire moderne, à laquelle elle va consacrer quelque 25 milliards d'euros.

Mais l’avancée la plus significative se situe en Allemagne, où le futur chancelier Friedrich Mertz a réussi à faire adopter le 22 mars par le Parlement son plan pour assouplir le "frein à l'endettement" allemand, qui limite la capacité d'emprunt du pays, pour les dépenses militaires et pour les régions. Berlin pourrait ainsi investir jusqu’à 1 000 milliards d’euros dans sa défense nationale au cours de la décennie à venir.

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"Des montants de dépenses sont annoncés, mais sans les détails. On reste pour le moment dans l’inconnu. Si l’Allemagne se met à acheter des avions F-35 américains ou des missiles Patriot, ça ne rendra pas service à la défense européenne. C’est là tout l’enjeu actuellement : faire en sorte que les États-membres se coordonnent et achètent des équipements européens, car sinon ils risquent d’être soumis, comme les Ukrainiens, à des conditions d’usage dictées par Donald Trump", prévient Federico Santopinto, qui insiste sur la question de la "souveraineté".

Or, la Grèce prévoit justement l'acquisition de 20 avions de combat F-35 américains, pour lesquels un accord a déjà été signé, et le renforcement de son dôme antiaérien actuel avec des armes israéliennes, des drones navals et aériens, ou des radars. De même, la Pologne – pays européen leader en matière de dépenses militaires avec un budget équivalent à 4,7 % de son PIB en 2025 – a annoncé le 31 mars avoir signé avec les États-Unis un contrat de deux milliards de dollars pour un soutien logistique de ses systèmes de défense antiaérienne américains Patriot.

"On risque d’aggraver le problème de fragmentation de la défense européenne"

"En permettant aux États de dépenser chacun dans son coin grâce à la suspension des règles budgétaires ou à des prêts, on risque d’aggraver le problème de fragmentation de la défense européenne. L’UE doit éviter cela et s’assurer que les achats se fassent après concertation et au bénéfice d’une vision commune. Mais c’est quelque chose qui a du mal à se mettre en place car il n’y a pas de planification au niveau européen", pointe Federico Santopinto, qui souligne que les besoins sont pourtant connus.

Sept secteurs critiques ont en effet été identifiés dans le "livre blanc" : défense aérienne, artillerie, munitions et missiles, drones et systèmes anti-drones, mobilité militaire, intelligence artificielle et quantique, l’optimisation et la protection des infrastructures. Mais alors que près de 80 % des achats militaires par les États-membres entre février 2022 et juin 2023 ont été réalisés à l’extérieur de l’UE, dont plus de 60 % aux États-Unis, aucun chef d’État, pas même Emmanuel Macron, ne souhaite donner les clés du camion à la Commission européenne.

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Des outils communautaires existent, comme le Fonds européen de la défense (FED) ou le programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), qui pourraient permettre d’avancer vers davantage d’interopérabilité des équipements et d’autonomie stratégique. Les eurodéputés français de droite François-Xavier Bellamy et de gauche Raphaël Glucksmann entendent d’ailleurs proposer, le 24 avril en commission parlementaire, de multiplier par plus de dix le budget d’EDIP, de 1,5 milliard d’euros actuellement à 20 milliards d’euros, tout en renforçant les critères pour favoriser la "préférence européenne" en matière d'achat d'armes.

À moins qu’une autre initiative ne voie le jour. Les ministres des Finances européens doivent se réunir samedi à Varsovie, à l’initiative de la présidence polonaise de l’UE, pour discuter de la mise sur pied d'un fonds commun intergouvernemental qui achèterait et posséderait des équipements de défense, que les États-membres pourraient utiliser contre un certain coût. Ce Mécanisme de défense européenne (MDE) pourrait accueillir des pays extérieurs à l'UE, comme le Royaume-Uni, l'Ukraine ou la Norvège. Il servirait notamment à promouvoir un marché européen unique pour les équipements de défense, en se fournissant uniquement auprès de sous-traitants de pays membres du traité ou auprès de consortiums incluant des entreprises dont le siège est basé dans des pays du MDE.