« Coincée dans les technologies et les industries intermédiaires du siècle dernier », l’Europe est prise de vitesse par les États-Unis et la Chine
Allo, Bruxelles, bobo. Depuis le 1er décembre et l’intronisation de la Commission européenne version Ursula von der Leyen 2, pas une semaine ne passe sans qu’un grand secteur de l’économie du Vieux Continent ne dépêche ses représentants dans la capitale européenne pour demander de l’aide. Le ballet est tel, qu’il alimente le sentiment d’un marché commun de 450 millions de consommateurs, en voie de rétrogradation face aux États-Unis et à la Chine.
Le 5 mars, les constructeurs d’automobiles et, avec eux, une grande partie de la métallurgie européenne, étaient ainsi reçus par Stéphane Séjourné. Le vice-président de la Commission leur a assuré que l’Union européenne allait « protéger » cette industrie « en danger de mort ». Face aux ventes de voitures électriques en régression en 2024 pour la première fois, Bruxelles dégaine son plan d’urgence pour « booster la demande » de « wattures ». Avec toute la panoplie des coups de pouce financiers et réglementaires.
Les différentes branches du secteur menacées
Avant l’auto, la sidérurgie était déjà passée par là. L’UE a beau avoir comme ancêtre la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca, fondée en 1952), ses producteurs d’acier soulignent que la demande en Europe a baissé de 25 % en cinq ans. Si bien que cinq hauts-fourneaux viennent de s’éteindre en Europe centrale et qu’une nouvelle crise de la sidérurgie fait craindre pour les 310 000 emplois du secteur… Du moins si l’UE n’intervient pas.
La chimie est elle aussi aux abois : la production européenne ne couvre plus que 60 % de la demande domestique, contre 75 % en 2006. Quatre cents dirigeants d’entreprise attendaient du conseil de compétitivité de l’UE du mercredi 12 mars « des mesures immédiates et concrètes » face à « une crise sans précédent ».
Quant au numérique, ce n’est guère mieux. L’Europe est à ce point dépendante des Gafam que s’il venait à Microsoft l’idée de couper son accès à Office 365 au Vieux Continent, 80 % des entreprises du CAC 40 se retrouveraient avec des écrans noirs.
Covid, guerres, Trump… la faute aux crises
Pour toutes ces fédérations patronales dans la panade, ce « déclin industriel » est dû aux autres. Au choix : à la crise du Covid, aux objectifs européens de décarbonation trop ambitieux, à l’invasion de l’Ukraine par la Russie qui a fait exploser les prix de l’énergie, à la Chine qui inonde le Vieux continent de ses exportations à bas coût, au modèle social européen jugé néfaste pour la « compétitivité »… Et, dernièrement, aux États-Unis et à leurs 25 % de droits de douane sur les importations européennes.
Pour Mario Draghi comme pour Enrico Letta, il y a un peu de tout ça. Mais l’ancien président de la Banque centrale européenne et l’ex-président du Conseil italien, à qui la Commission avait commandé des rapports sur la perte de compétitivité de l’économie européenne, ont un diagnostic encore plus sévère : les Vingt-sept sont en plein « décrochage » par rapport aux États-Unis et à la Chine. « Coincée dans les technologies et les industries intermédiaires du siècle dernier », l’Europe affichait en 2023 un PIB inférieur de 30 % à celui des États-Unis, quand ce fossé n’était « que » de 17 % en 2002. Quant à la Chine, son PIB a dépassé en 2020 celui de l’Union.
800 milliards d’euros annuels nécessaires pour rattraper le retard
Pour Draghi, qui ne compte qu’en point de croissance et de PIB, l’Europe est en panne de productivité, car larguée dans les innovations technologiques à cause d’une politique budgétaire trop restrictive et d’investissements privés trop timorés. Rien qu’en 2021, les sociétés européennes ont investi 270 milliards d’euros de moins que leurs homologues américaines en recherche et innovation.
Huit cents milliards d’euros d’investissements, en majorité privés, seraient nécessaires chaque année, entre 2025 et 2030, pour tenter de refaire notre retard. La transition écologique doit rester un axe majeur pour trouver ce potentiel de croissance. Mais penser courir tous les lièvres à la fois est un leurre. Draghi appelle à cibler nos secteurs d’avenir forts, en arrêtant de multiplier les soutiens publics en autant de programmes européens et nationaux verticaux.
« L’UE est engluée dans une idéologie libre-échangiste »
Dans un autre rapport, Enrico Letta défend un approfondissement du marché unique européen de capitaux, avec la constitution d’une bourse européenne ou la création de produits d’épargne à l’échelle des 27, afin de financer l’innovation. Même intention pour les télécoms et l’énergie, afin de faire baisser les coûts. L’émergence d’une politique commune de la défense doit dans la même logique conduire à la « consolidation » du secteur de l’armement.
Si les institutions européennes ont fait leurs les données du décrochage, c’est donc pour mieux affirmer les fondamentaux de la construction européenne. « L’UE est engluée dans une idéologie libre-échangiste qui ne correspond plus aux réalités actuelles, relève l’économiste Léo Charles, spécialiste du commerce international. La plupart des pays de la zone ont adopté des stratégies de développement fondées sur la conquête de parts de marchés étrangers. Si le marché américain se referme, cela nous oblige à repenser notre modèle de développement vers des logiques fondées sur la solidarité, la relocalisation, etc. Les termes de « planification » et de « coordination » sont des gros mots en Europe… Mais il nous faudra bien faire front », plaide l’économiste.
Des restrictions (pas trop) sévères et bouées de sauvetage
Face aux menaces de barrières tarifaires de Donald Trump, la Commission est prête à dégainer de semblables restrictions ciblées à l’encontre de certaines productions américaines. Pas plus. Idem face aux exportations subventionnées de la Chine. Mais dans le respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce. Et encore, pas pour tous les secteurs. C’est oui pour les constructeurs auto présents sur le continent face aux importations made in China ? Ce fut non pour les fabricants de panneaux solaires. Ils ont tous mis la clé sous la porte.
Pour le reste, pas de grand soir en investissements publics, sauf éventuellement pour les budgets militaires, seuls à pouvoir échapper à la règle des déficits publics en dessous de 3 % du PIB. Les États demeurent soumis aux fameuses « réformes structurelles » – coupes dans les protections sociales et services publics –, seules jugées capables de rendre de la compétitivité aux entreprises en baissant « le coût du travail ».
En revanche, côté soutien aux secteurs en difficulté, l’UE continue de lancer les bouées de sauvetage comme d’aucuns multipliaient les pains. Sans stratégie claire autre que d’aligner les annonces de plans chocs. Sans demande de contrepartie sociale mais en détricotant ses normes environnementales. Les récentes retouches du « devoir de vigilance des multinationales », ainsi que des règles CSRD de comptabilité écologique et sociale, en témoignent.
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