Incursions de drones, sabotages, désinformation... Pourquoi l'Europe peine à répondre à la guerre hybride menée par Moscou

L'Europe a-t-elle pris la mesure de la guerre que lui mène la Russie ? La question se pose, alors que Moscou multiplie les provocations envers les Etats membres de l'Union européenne (UE) et de l'Otan. Au cours des dernières semaines, au moins 19 drones russes ont fait irruption sur le territoire polonais et trois avions russes ont pénétré l'espace aérien de l'Estonie. En France, des têtes de porcs ont été découvertes devant plusieurs mosquées de Paris, le 9 septembre, une provocation islamophobe qui pourrait avoir été organisée depuis Moscou, selon les autorités.

Lundi 22 septembre, la présidente moldave, Maia Sandu, s'est alarmée de l'ingérence russe dans son pays, à quelques jours d'élections législatives prévues dimanche, après le démantèlement d'un réseau visant à créer des "violences post-électorales". Le lendemain, des drones ont interrompu le trafic aérien de l'aéroport de Copenhague. Un évènement répété plusieurs fois dans la semaine au-dessus de divers aéroports du Danemark. Les autorités du pays ont affirmé qu'elles ne pouvaient exclure une provocation russe. L'Otan, ainsi que les autorités européennes et nationales, ont dénombré des dizaines d'incidents similaires depuis le début de la guerre en Ukraine, en février 2022. Cette tendance s'est même accélérée depuis la rencontre entre Vladimir Poutine et Donald Trump en Alaska en août dernier.

"L'essence même de la guerre hybride réside dans l'ambiguïté"

Les dirigeants européens ne peuvent plus échapper au constat : l'Europe fait bien face à une guerre hybride menée par la Russie. "Le but de la guerre hybride est de déstabiliser au maximum son adversaire, sans en arriver à la lutte armée directe", résume Ulrich Bounat, chercheur associé à Euro Créative et auteur de La Guerre hybride en Ukraine, quelles perspectives ? Conscients "de leurs faiblesses militaires vis-à-vis de l'Otan", les Russes "utilisent tous les outils à leur disposition, de l'influence des discussions politiques jusqu'aux cyberattaques sur les infrastructures critiques, en passant par le sabotage à grande échelle", détaille Thomas Haldenwang, ancien responsable des services de renseignement allemands, auprès de Politico.

Les autorités russes nient systématiquement toute intention belliqueuse. Et les incidents recensés ne sont pas toujours directement traçables jusqu'à Moscou. Mercredi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a ainsi qualifié d'"hystérie" les accusations d'intrusions d'appareils russes dans l'espace aérien de pays de l'Otan. Logique, selon Arsalan Bilal, chargé de recherche au Centre d'études pour la paix de l'Université norvégienne de l'Arctique : "L'essence même de la guerre hybride réside dans l'ambiguïté."

"L'agresseur tente de créer une confusion stratégique et tactique importante en niant toute responsabilité. Il est donc très difficile pour la victime, le pays ou la société attaqués de réagir de manière décisive."

Arsalan Bilal, chercheur au Centre d'études pour la paix de l'Université norvégienne de l'Arctique

à franceinfo

Cette ambiguïté explique en partie la lente prise de conscience des dirigeants européens. "Pendant longtemps, nous ne nous sommes pas sentis concernés, on a pensé que l'on pouvait rétablir les liens avec Vladimir Poutine", souligne Ulrich Bounat. En témoignent les tentatives de négociations d'Emmanuel Macron avec le chef d'Etat russe en février 2022, infructueuses, ou la croyance allemande selon laquelle le renforcement des liens économiques avec Moscou suffirait à garantir la paix.

"L'UE et l'Otan ont pris des mesures sans précédent"

La menace pour l'Europe est pourtant existentielle. "La Russie mène un combat pour mettre en place, si besoin par la force, un ordre alternatif à l'Etat de droit issu de la Seconde Guerre mondiale", alertait le général Thierry Burkhard dans Le Figaro en 2024. Arsalan Bilal va encore plus loin : "L'objectif ultime de la Russie est l'implosion de l'Europe – de l'UE et de l'Otan – de l'intérieur. Elle sait qu'il serait très difficile de la vaincre dans une guerre conventionnelle et cherche donc à l'affaiblir de l'intérieur."

Pour l'instant, les Européens semblent avoir réussi à résister au risque de fragmentation posé par les pièges tendus par la Russie. La cheffe de la diplomatie de l'UE, Kaja Kallas, a ainsi dénoncé en juillet dernier, dans un communiqué, "des campagnes hybrides coordonnées et de longue date visant à menacer et à saper la sécurité, la résilience et les fondements démocratiques de l'UE, de ses Etats membres et de ses partenaires". Ces paroles ont-elles été suivies d'actes ? "L'UE et l'Otan ont pris des mesures sans précédent, qui impliquent notamment des sanctions radicales contre la Russie et des transferts massifs d'armes vers l'Ukraine", rappelle Arsalan Bilal.

L'UE a de son côté largement avancé sur les questions de défense commune, notamment via le lancement du programme Safe pour le financement d'achat d'armes en commun. Elle brise ainsi un tabou de longue date, tant les questions militaires étaient vues comme des prérogatives purement nationales. "On a tout de même fait des pas en avant qui n'auraient pas été imaginés il y a quelques années", souligne Ulrich Bounat, qui cite comme exemple la volonté "des Allemands et des Polonais de partager le parapluie nucléaire français". Des enquêtes transnationales ont aussi permis de démembrer des réseaux d'influence liés à la Russie ces derniers mois, en République tchèque ou en Pologne.

L'Otan va devoir s'adapter à la menace des drones

L'Alliance atlantique, malgré les revirements américains, s'est aussi adaptée à l'évolution de la menace russe, en renforçant sa coordination et poussant ses pays membres à augmenter leurs dépenses de défense. Des dizaines de milliers de soldats sont déployés sur la frontière est, tandis que la présence de l'Otan a été renforcée en mer du Nord, après plusieurs affaires de câbles sous-marins coupés. Mais face aux incursions de drones et aux survols de l'espace aérien européen, certains appellent à faire plus.

Emmanuel Macron a ainsi déclaré, en marge de l'Assemblée générale de l'ONU, que les pays de l'Otan devraient "monter d'un cran" leur riposte en cas de "nouvelles provocations". Le président américain, Donald Trump, a même suggéré aux pays européens d'abattre les avions russes violant leur espace aérien. Un débat qui n'est pas neuf, explique Arsalan Bilal : "La même question se pose toujours : celle de savoir comment réagir efficacement face à ces incursions. Faut-il envoyer des avions de combat ? Faut-il cibler la Russie sur son sol ? Au contraire, faut-il faire preuve de prudence stratégique ?"

Une chose est certaine : l'Alliance va devoir s'adapter aux incursions de drones, comme en connaît l'Ukraine chaque nuit. Les pays européens sont pour l'instant sous-équipés pour répondre à cette menace, un missile pour intercepter un drone coûtant des centaines de milliers d'euros. Dans une tribune publiée par Le Monde, des experts réclament la mise en place d'un projet visant à protéger le ciel européen et dénommé Skyshield. Un objectif partagé par la Commission européenne, qui plaide pour la création d'un "mur antidrones" sur le flanc est. "Il va falloir que les Européens et les Américains travaillent avec les Ukrainiens sur ce sujet", analyse Ulrich Bounat.

"Si elle veut exister plus globalement dans le monde, l'Europe doit devenir une puissance militaire à la hauteur de sa puissance économique."

Ulrich Bounat, chercheur associé à Euro Créative

à franceinfo

"L'aspect militaire est une chose, mais il doit y avoir plus de coordination et plus de collectif face à ces menaces hybrides", ajoute Arsalan Bilal, qui considère que les investissements dans la défense doivent s'accompagner d'autres mesures impliquant les citoyens européens : "Il faut contrer la propagande et la désinformation russes en finançant les médias indépendants, et en améliorant l'éducation aux médias, pour que tous puissent reconnaître les manipulations." En résumé, il faut "donner plus de résilience à la société européenne", souligne Ulrich Bounat : "On l'a fait pendant la guerre froide, nous pouvons le faire à nouveau."

La démocratie, une vulnérabilité et une force pour les Européens

La question de l'acceptabilité sociale des mesures à adopter est cruciale. Force est de constater que tous les citoyens européens ne se vivent pas comme en guerre avec la Russie. En Europe de l'Ouest, les débats sur l'implication de l'UE et de l'Otan en Ukraine reste vifs. "Il faut absolument dire que l'on est en guerre, pointer du doigt la Russie lorsqu'elle fait quelque chose, pour faire prendre conscience à la population de ce qu'il se passe", intime Ulrich Bounat. Car face à la Russie, l'Europe avance avec une main dans le dos, souligne le spécialiste.

"Les Russes n'ont pas à se soucier de la démocratie, Vladimir Poutine n'a pas besoin de penser à sa réélection, au contraire des dirigeants et pays européens."

Ulrich Bounat, chercheur associé à Euro Créative

à franceinfo

La guerre est asymétrique : la Russie fait face à une trentaine de nations aux intérêts divergents, plus ou moins intégrées politiquement et militairement. Une réalité dont Moscou, qui est à l'origine de vastes campagnes de désinformation, est bien conscient. Les Russes "exploitent très bien les vulnérabilités de nos sociétés démocratiques, comme la polarisation politique élevée et la méfiance envers les institutions, dans le but de remettre en cause notre cohésion", détaille Arsalan Bilal.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Europe ne peut pas répondre avec les mêmes méthodes que la Russie, estime le spécialiste : "S'abaisser aux méthodes russes risquerait d'éroder la confiance dans les institutions européennes et de s'aliéner les alliés." Un pari risqué, qui, "sur le long terme, remettrait en cause la légitimité de l'Europe". Pour lui, "les normes démocratiques doivent être perçues comme une force et pas une faiblesse", quitte à ce que le processus de décision soit plus lent.

Beaucoup de ces décisions dépendront de la capacité des représentants politiques européens à s'entendre. Un 19e paquet de sanctions contre la Russie est en discussion à Bruxelles, tandis que certains Etats membres de l'UE, comme la Hongrie et la Slovaquie, affichent encore une forte proximité avec Moscou. Les échéances électorales diverses pourraient aussi remettre en cause la cohésion européenne. Parmi ces rendez-vous scrutés depuis toutes les capitales du continent, l'élection présidentielle de 2027 en France, et la victoire potentielle du Rassemblement national, dont la position vis-à-vis de la Russie est ambiguë. Si le parti d'extrême droite affiche désormais officiellement un soutien à Kiev, les troupes de Marine Le Pen ont plusieurs fois refusé de le confirmer par leur vote, au Parlement européen comme à l'Assemblée nationale.