REPORTAGE. "Nous ne serons jamais le 51e Etat américain" : face aux attaques de Donald Trump, le Canada connaît un nouvel élan patriotique avant les législatives

"Il en faut beaucoup pour mettre les Canadiens en colère. Mais Donald Trump a réussi." A en croire l'ambiance joviale qui règne, on pourrait douter de la fureur qui bouillonne chez la trentaine de manifestants réunis en face de l'ambassade des Etats-Unis à Ottawa, la capitale canadienne, en ce samedi d'avril. Du moins, jusqu'à ce qu'on repère la pancarte "Que Trump aille se faire foutre" tenue par Louise, une sexagénaire venue avec deux amies.

Le mini-rassemblement est organisé à l'appel de plusieurs mouvements pro-Canada, apparus ces dernières semaines en réaction aux déclarations incendiaires du président américain. Depuis son élection en novembre, Donald Trump n'a cessé de s'en prendre à son principal partenaire commercial et allié historique. Outre des droits de douane de 25% imposés sur l'acier et l'automobile, le républicain a plusieurs fois évoqué l'idée de faire de son voisin le "51e Etat américain". Une menace qu'il a encore répétée à moins d'une semaine des législatives anticipées, qui se tiennent lundi 28 avril au Canada, rapporte la radio CBC.

"Je suis venue montrer mon mécontentement envers les Etats-Unis et les velléités expansionnistes de Donald Trump", témoigne Inge, postée avec son mari en face de l'ambassade américaine. Un concert de klaxons l'interrompt. Un peu plus loin sur l'avenue, une automobiliste a aperçu les drapeaux à la feuille d'érable brandis par les manifestants. La conductrice leur fait bruyamment part de son soutien, suivie par d'autres voitures derrière elle. "J'espère que ça perturbe leur pause-café", plaisante Inge, en pointant du doigt l'ambassade.

Un regain de fierté canadienne

La retraitée avoue avoir "du mal à croire" que les Etats-Unis pourraient un jour tenter d'annexer le Canada. Mais les déclarations de Donald Trump "restent une attaque contre notre souveraineté", dénonce-t-elle. Ces menaces ont réveillé le patriotisme canadien, habituellement surtout visible lors des compétitions sportives. "L'un des fondements les plus importants de notre identité nationale, c'est la volonté de ne pas être américains", explique Daniel Béland, sociologue et directeur de l'institut d'études canadiennes à l'Université McGill.

"Le Canada est né, en 1867, d'une volonté de développer l'économie entre les provinces, mais aussi de défendre le territoire face au risque d'une invasion américaine."

Daniel Béland, sociologue

à franceinfo

Aujourd'hui encore, le pays de 40 millions d'habitants célèbre ses différences avec les Etats-Unis : "l'attachement à certaines politiques publiques, comme la couverture santé et le contrôle des armes, la réconciliation avec les populations natives, le multiculturalisme, mais aussi la protection de l'identité québecoise et francophone", liste Daniel Béland. Autant de divergences qui font dire à Louise, un drapeau noué autour des épaules : "Nous ne serons jamais le 51e Etat américain."

Son amie Danielle concède être surprise de la force de cette nouvelle "unité" canadienne. "On a toujours eu cette fibre patriote, mais elle se manifestait de manière plus discrète", estime la francophone. Désormais, la fierté canadienne s'exprime sans réserve. En février, 67% des citoyens se disaient fiers de leur nationalité, contre 58% deux mois plus tôt, selon un sondage relayé par CBC. Au Québec, province francophone où les indépendantistes disposent d'un solide soutien, le sentiment s'est renforcé encore plus vite que dans le reste du pays (+13 points).

Diane, Louise et Danielle protestent contre les attaques de Donald Trump, le 19 avril 2025 à Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Diane, Louise et Danielle protestent contre les attaques de Donald Trump, le 19 avril 2025 à Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Ce sursaut patriotique s'explique par "un mélange de colère et de peur", analyse Daniel Béland. "Il y a un sentiment d'injustice face aux droits de douane, qui sont une violation claire du traité de libre-échange entre nos deux pays." Les déclarations de Donald Trump "remettent [aussi] en question l'existence même du Canada", faisant émerger "une unité nationale dans un pays dont l'identité est, historiquement, assez fragmentée", poursuit le sociologue.

"Les Etats-Unis ne sont plus un partenaire fiable"

Loin de se cantonner aux manifestations, la fierté canadienne s'affiche jusque sur les cartes des restaurants. Début février, le Morning Owl a décidé de rebaptiser son café americano "canadiano". "Un ami nous l'a suggéré après avoir entendu parler [d'autres établissements] qui l'avaient fait", explique Todd Simpson, propriétaire de ce café d'Ottawa. "On s'est dit que ça provoquerait des conversations intéressantes, et ça a marché aussi bien avec nos clients qu'avec les médias."

Todd Simpson devant la carte de son café proposant un "canadiano", le 21 avril 2025 à Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Todd Simpson devant la carte de son café proposant un "canadiano", le 21 avril 2025 à Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Plus qu'une stratégie marketing, "c'était notre manière de manifester notre solidarité" face à une guerre commerciale "qui inquiète tous les Canadiens", assure Todd Simpson. "Nous avons réalisé que les Etats-Unis ne sont plus un partenaire fiable, et qu'il fallait être moins dépendants d'eux." Désormais, le patron de Morning Owl "vérifie toujours les étiquettes", pour "prendre des produits canadiens plutôt qu'américains".

Todd Simpson n'est pas le seul à scruter l'arrière des boîtes de conserve. Depuis le début des tensions avec Washington, de nombreux Canadiens ont décidé de boycotter les produits venus de l'autre côté de la frontière. Parfois, ils n'ont d'ailleurs parfois pas le choix. En réponse aux droits de douane imposés par Donald Trump, plusieurs provinces ont retiré les vins et spiritueux américains des rayons, début mars. En Ontario, tous les LCBO – des magasins d'Etat, seuls habilités à vendre de l'alcool – affichent ainsi le même message : "Pour le bien du Canada, (...) les produits fabriqués aux Etats-Unis ne seront plus en vente jusqu'à nouvel ordre".

Une affiche annonce que tous les alcools américains ont été retirés de la vente, le 19 avril 2025, dans un magasin d'Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Une affiche annonce que tous les alcools américains ont été retirés de la vente, le 19 avril 2025, dans un magasin d'Ottawa (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

"Ça nous facilite la tâche", sourient Susy et Bill, une bouteille de rosé local sous le bras. Auparavant, le couple "consommait surtout des vins américains". Mais depuis que "leur pays est attaqué" par Donald Trump, acheter des produits "made in USA" est presque devenu tabou. "Parfois, on n'a pas le choix, parce qu'on ne trouve pas de substitut. Mais on se garde bien de le dire à nos amis", confie Bill, avant de reprendre ses emplettes.

Le boycott, une "manière de résister" à Trump

Car la quête du 100% canadien n'est pas toujours simple. "L'origine des fruits et légumes est clairement indiquée dans les supermarchés. Mais pour le reste, on trouve parfois des produits fabriqués au Canada à partir de matières premières américaines, ou bien des marques américaines dont toute la production se fait ici", constatent Christopher Dip et Alexandre Hamila, deux entrepreneurs montréalais.

Pour aider les consommateurs à faire le tri, le duo de développeurs a créé BuyBeaver, un site web notant les produits en fonction de leur provenance. Le projet, "indépendant et 100% gratuit", a germé début février, "après un repas de famille, où on se demandait ce qu'on pouvait faire face aux droits de douane et à cette idée ridicule de 51e Etat", se remémore Christopher Dip. "C'est notre manière de résister, avec notre portefeuille."

Alexandre Hamila et Christopher Dip, créateurs de l'application BuyBeaver, dans un supermarché de Montréal (Québec, Canada), le 24 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Alexandre Hamila et Christopher Dip, créateurs de l'application BuyBeaver, dans un supermarché de Montréal (Québec, Canada), le 24 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

L'initiative a rapidement été déclinée sous la forme d'une application mobile, permettant aux clients de scanner le code-barres d'un produit pour en vérifier l'origine. Alimenté par les utilisateurs, des données industrielles accessibles en ligne et des informations fournies par des entreprises canadiennes, BuyBeaver compte désormais trois millions de références. "On peut voir le pays où se trouve le siège de la marque, ainsi que le lieu de fabrication du produit et l'origine des ingrédients", détaille Alexandre Hamila. Depuis quelques jours, les utilisateurs peuvent même préciser quelle provenance ils veulent privilégier... ou boycotter.

"Nous ne sommes pas antiaméricains, nous sommes procanadiens. Face à ces menaces contre notre souveraineté, nous avons réalisé que le Canada pouvait devenir plus indépendant."

Christopher Dip, cofondateur de BuyBeaver

à franceinfo

Avec plus de 150 000 téléchargements, BuyBeaver séduit. Et agace quelques internautes. "Nous avons été piratés à plusieurs reprises, par des gens qui laissaient des commentaires affirmant que tel ou tel produit américain était 'le meilleur au monde', ou qui créaient des centaines de comptes à la minute", raconte Alexandre Hamila. "On s'est dit que si on nous attaquait, c'est qu'on faisait quelque chose de bien", ironise Christopher Dip.

"Je ne reviendrai pas aux produits américains"

Pour Alexandre Hamila, Français installé à Montréal depuis cinq ans, ce boycott "a permis aux Canadiens d'être plus conscients de comment et pourquoi soutenir l'économie locale""On découvre plein de produits de très bonne qualité. Ça coûte parfois un peu plus cher, mais ça en vaut la peine", confirme Louise. "Même si les droits de douane disparaissent, je ne reviendrai pas aux produits américains", ajoute son amie Danielle.

"Certains consommateurs, souvent plus âgés, ne veulent plus entendre parler des Etats-Unis", remarque Christopher Dip. "Les jeunes, comme moi, sont un peu moins radicaux", s'amuse le Québécois de 29 ans, prêt à racheter des produits américains si Donald Trump renonce à la guerre commerciale. "Si les droits de douane sont levés et que notre application devient inutile, on ne sera pas mécontents", poursuit-il.

Alexandre Hamila fait une démonstration de l'application BuyBeaver, le 24 avril 2025 à Montréal (Québec, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Alexandre Hamila fait une démonstration de l'application BuyBeaver, le 24 avril 2025 à Montréal (Québec, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

"Pour une partie des Canadiens, le regain de fierté actuel est un effet direct des actions et du discours de Donald Trump. Si la menace disparaît, le sentiment de solidarité nationale sera amoindri", avance Daniel Béland. Louise n'en est pas si sûre. 

"Nous avons perdu toute confiance envers les Américains : ils ont élu quelqu'un comme Donald Trump deux fois, qu'est-ce qui les empêche de recommencer ?"

Louise, retraitée canadienne

à franceinfo

Tous les Canadiens ne partagent pas son amertume. Dans le frigo de la pizzeria Schoolhouse, à Ottawa, les sodas américains côtoient toujours le Canada Dry. "Je ne me sens pas vraiment concerné par tout ça : pour l'instant, les droits de douane n'ont aucun impact sur mon quotidien, ni sur mon business", affirme le gérant, Justin Laferriere. Pas de raison, donc, de boycotter les quelques produits qu'il achète aux Etats-Unis. "C'est injuste de tourner sa colère contre les Américains", glisse-t-il depuis sa cuisine, affairé à préparer une "pizza style new-yorkais". "Le problème, ce n'est pas eux, mais leur gouvernement."