REPORTAGE. "Ces droits de douane, c'est une trahison" : Windsor, bastion de l'industrie automobile au Canada, souffre déjà de la guerre commerciale de Donald Trump

Il est 15h15. Une cinquantaine de femmes et d'hommes se croisent au portillon de l'usine Stellantis de Windsor (Ontario, Canada), mardi 22 avril. L'équipe du matin, sur le départ, s'empresse de regagner le parking bondé, alors que la relève arrive en ordre dispersé. La même scène se joue au portique suivant, le long d'un gigantesque hangar blanc qui couvre plusieurs pâtés de maisons. L'usine, où sont assemblés des minivans Chrysler et des voitures Mustang, n'avait pas connu une telle activité depuis le 3 avril, jour où Stellantis a mis l'essentiel des 4 000 salariés du site au chômage technique.

Ils sont parmi les premières victimes de la guerre commerciale initiée par Donald Trump, qui a imposé des droits de douane de 25% sur les véhicules fabriqués à l'étranger. Un coup dur pour Windsor, bastion de l'industrie automobile canadienne, situé à la frontière avec la ville américaine de Détroit (Michigan). "Le secteur de l'auto a toujours été présent pour le pays. (...) Le Canada sera là pour ses ouvriers", a garanti le Premier ministre, Mark Carney, lors d'une visite à Windsor, fin mars. Au passage, le libéral a proposé un plan de soutien à l'industrie automobile de deux milliards de dollars canadiens (un peu moins de 1,3 milliard d'euros), relaie la radio CBC.

La promesse, faite dans le cadre de la campagne pour les législatives anticipées du lundi 28 avril, ne suffit pas à rassurer les salariés de Stellantis. "La réponse du Canada [à la guerre commerciale] va dépendre des résultats des élections", relève Denis Desaulniers. Debout à l'entrée de l'usine, cet ouvrier de 53 ans vient tout juste de finir sa première journée de retour au travail. "On est soulagés de revenir, mais on est dans l'attente. Ces droits de douane, c'est une trahison de la part d'un pays qu'on considérait comme notre meilleur ami."

"Travailler chez Stellantis, c'est comme gagner le gros lot"

En trente-et-un ans de carrière chez Chrysler – qui fait désormais partie du groupe Stellantis –, le Canadien a déjà connu "des hauts et des bas""La production a déjà été arrêtée quand la demande baissait, ou à cause du Covid. Mais à chaque fois, on savait qu'on allait revenir", se remémore Denis Desaulniers, la voix étouffée par le passage constant des camions de transport devant l'usine.

Cette fois, les ouvriers de Stellantis ont été plongés dans l'incertitude. Le lendemain de l'annonce de Donald Trump, le constructeur automobile a mis en pause la production sur plusieurs sites, dont celui de Windsor, le temps d'évaluer les conséquences sur son chiffre d'affaires. "On a reçu un appel du syndicat, nous disant qu'on reprendrait le travail dans quinze jours", raconte Derek Gungle, ouvrier de 46 ans. Tous les salariés ont touché le chômage, avec une rallonge de l'entreprise pour ceux ayant plus d'un an d'ancienneté. Soit 70% de leur salaire habituel. "On doit travailler les deux prochaines semaines, mais ensuite... On n'a aucune information", poursuit Derek Gungle.

Derek Gungle devant l'usine Stellantis de Windsor, en Ontario (Canada), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Derek Gungle devant l'usine Stellantis de Windsor, en Ontario (Canada), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

A Windsor comme ailleurs, les Canadiens ont d'abord été dubitatifs face aux menaces du président américain d'instaurer des droits de douane sur les voitures fabriquées sur leur territoire. "Nous sommes le principal allié et partenaire des Etats-Unis, rappelle Drew Dilkens, maire de cette ville de 250 000 habitants. Nos économies sont intimement liées, et notre industrie automobile aussi."

C'est particulièrement vrai à Windsor. Outre la chaîne d'assemblage de Stellantis, la commune canadienne accueille deux usines de moteurs du constructeur Ford. A eux seuls, les deux groupes "emploient environ 6 000 personnes", explique Chad Lawton, représentant du syndicat Unifor chez Ford. Des postes que le président américain voudrait rapatrier aux Etats-Unis.

"Donald Trump dit vouloir rendre leur travail aux Américains, mais ces emplois n'ont jamais été les leurs : l'industrie automobile a démarré en 1904 à Windsor. Mes deux fils travaillent aussi chez Ford, c'est la 5e génération à le faire."

Chad Lawton, employé de Ford

à franceinfo

Chez les Desaulniers aussi, la construction automobile est une affaire de famille. Denis a commencé à travailler chez Chrysler dans les années 1990, suivant les traces de son père. En septembre 2024, il a fait entrer son fils Blaise dans l'entreprise. "Pendant toute mon enfance, j'ai vu ce que l'usine avait fait pour ma famille : c'est un bon boulot", confie le jeune homme de 21 ans, qui vient de reprendre le travail aux côtés de son père. 

"Travailler chez Stellantis, c'est comme gagner le gros lot : tout le monde veut venir ici", confirme Derek Gungle. Si le travail est "éprouvant", avec huit heures passées chaque jour à "se glisser dans une voiture pour y monter des pièces", les avantages et le salaire "valent la peine". Après une dizaine d'années dans l'entreprise, cet ouvrier touche 43 dollars canadiens de l'heure (environ 27 euros), plus du double du salaire minimum de 17,60 dollars (11 euros) en vigueur en Ontario. 

"Il pourrait y avoir des licenciements"

Résultat, les places chez Stellantis sont chères. "Il peut y avoir 6 000 candidatures pour 60 postes ouverts", affirme Derek Gungle. Licencié par le casino où il travaillait, le Canadien de 46 ans a mesuré "sa chance" lorsqu'il a été embauché en 2014. "Je savais que ça me permettrait d'avoir une bonne retraite", lance-t-il. 

Le retour au pouvoir de Donald Trump est venu venir assombrir cet horizon. Après les taxes sur les voitures étrangères, le président américain a promis de nouveaux droits de douane, sur les pièces détachées cette fois, à compter du 3 mai. La mesure promet d'être un véritable casse-tête pour les constructeurs automobiles comme Stellantis, dont les véhicules sont assemblés à partir d'éléments fabriqués au Canada, aux Etats-Unis et au Mexique.

"Certaines pièces traversent la frontière entre les Etats-Unis et le Canada entre six et sept fois. Vous imaginez ce que ça va donner si on ajoute des droits de douane à chaque passage ?"

Denis Desaulniers, employé de Stellantis

à franceinfo

Le coût de la guerre commerciale pour les consommateurs est encore difficile à évaluer. Mais les effets sont déjà perceptibles chez Ford, où les commandes ralentissent, selon Chad Lawton. "Si ça se poursuit, les emplois vont finir par être affectés", s'alarme le représentant syndical, qui évoque "énormément d'anxiété" chez ses collègues.

La ville américaine de Détroit (Michigan) vue depuis sa voisine canadienne Windsor (Ontario), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
La ville américaine de Détroit (Michigan) vue depuis sa voisine canadienne Windsor (Ontario), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Pour John D'Agnolo, président de la section locale d'Unifor, il n'existe "aucun moyen de se préparer" aux conséquences d'une guerre commerciale qui se prolongerait. "Tout ce qu'on peut faire, c'est communiquer avec les salariés, les prévenir qu'il pourrait y avoir des licenciements." 

Se serrer la ceinture "au cas où"

Derek Gungle a déjà songé à cette éventualité. "En février, on est partis au Mexique avec ma femme pour nos 20 ans de mariage. Pendant tout le séjour, [la guerre commerciale] a occupé nos esprits, témoigne-t-il. Depuis, on préfère réduire nos dépenses, au cas où." L'achat d'une nouvelle voiture a ainsi été remis à plus tard.

"Si tout le monde se serre la ceinture, ce sont des restaurants ou d'autres commerces qui voient leur activité se réduire ou qui risquent de mettre la clé sous la porte."

John D'Agnolo, président de la section 200 du syndicat Unifor

à franceinfo

"Cette incertitude est très perturbatrice" pour l'économie locale, observe le maire, Drew Dilkens. Linda Deneweth, propriétaire d'un restaurant à quelques minutes de route de Stellantis, en est également convaincue. Après trente-cinq ans à la tête du Back Road Coffee, la sexagénaire a décidé de vendre l'établissement pour partir à la retraite. "J'avais plusieurs personnes intéressées, mais les offres sont retirées les unes après les autres. Je pense que c'est lié aux droits de douane : qui voudrait investir autant dans un climat aussi incertain ?", glisse-t-elle entre deux commandes.

Linda Deneweth dans son restaurant Back Road Café, à Windsor (Ontario, Canada), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Linda Deneweth dans son restaurant Back Road Café, à Windsor (Ontario, Canada), le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

A Windsor, il est impossible de dissocier les soubresauts de l'industrie automobile du reste de l'économie locale : le secteur génère 40 000 emplois indirects dans la ville, selon le syndicat Unifor. "C'est l'âme de notre communauté, martèle John d'Agnolo. Sans ces usines, Windsor deviendrait une ville fantôme."

"L'industrie automobile ne va pas disparaître"

Beaucoup refusent toutefois de croire à une issue si dramatique. "Relocaliser la production automobile demande énormément de temps, d'efforts et d'argent", rappelle Drew Dilkens. Pour l'édile, il n'est pas "réaliste" d'imaginer les constructeurs installés au Canada "renoncer aux investissements déjà faits ici".

"L'industrie automobile ne va pas disparaître à Windsor", abonde John d'Agnolo. En attendant une normalisation des relations avec son voisin américain, le Canadien voit dans cette crise une opportunité de renforcer les liens commerciaux avec d'autres pays. "Nous nous sommes sûrement trop reposés sur notre relation avec les Etats-Unis, mais on peut travailler avec d'autres", promet Chad Lawton.

John d'Agnolo, président de la section 200 du syndicat Unifor, qui représente notamment les salariés de Ford, à Windsor, le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
John d'Agnolo, président de la section 200 du syndicat Unifor, qui représente notamment les salariés de Ford, à Windsor, le 22 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Car les entreprises américaines ne sont pas les seules à s'intéresser à cette ville canadienne. Le lendemain du "jour de la libération", lorsque Donald Trump a annoncé des taxes visant des dizaines de pays, le groupe taïwanais Minth a dévoilé un projet d'usine de pièces détachées à Windsor. "C'est un contrat de 300 millions de dollars canadiens [environ 190 millions d'euros], qui va créer 1 100 emplois, se réjouit Drew Dilkens. Ils nous ont dit qu'il leur faudrait un an pour construire le site, et qu'ils sont convaincus que la situation [avec les Etats-Unis] serait résolue d'ici là."

Le maire de Windsor se veut, lui aussi, prudemment optimiste. "A cause de la géographie" du Canada, il "n'envisage pas un monde où les Etats-Unis ne demeurent pas notre plus important partenaire commercial". Mais il estime que "l'issue la plus probable à cette crise, c'est la levée des droits de douane". "Donald Trump prend des décisions précipitées et fait marche arrière tout aussi vite, constate Drew Dilkens. Lorsqu'il verra l'impact de sa guerre commerciale dans des Etats clés [pour les élections américaines] comme le Michigan, je pense qu'il se montrera plus raisonnable."