REPORTAGE. Elections législatives au Canada : comment la guerre commerciale initiée par Donald Trump a permis au Parti libéral de "revenir d'entre les morts"

"Un Canada qui n'est pas les Etats-Unis : voilà ce qui se joue dans ces élections." Face à 3 000 militants massés sur un petit parking en banlieue d'Ottawa (Ontario), Mark Carney marque une pause, comme pour souligner l'importance du moment. Derrière le Premier ministre canadien, un homme agite un drapeau accroché à une crosse de hockey. "Il ne reste qu'une semaine avant les législatives. Comme dans les dernières minutes d'un match de hockey (...), nous devons tout donner : allez voter !", lance le leader du Parti libéral, acclamé par la foule venue le soutenir ce dimanche 20 avril.

Rares sont les Canadiens qui, il y a quelques semaines, auraient misé sur un tel engouement pour le parti au pouvoir. "Les libéraux sont revenus d'entre les morts", glisse une femme dans l'assistance. L'image résume la popularité surprenante dont bénéficie Mark Carney. Novice en politique, le progressiste vise pour la première fois un siège au Parlement canadien pour les législatives anticipées qui se tiennent lundi 28 avril.

Un renversement "totalement imprévu"

Avec cette élection, Mark Carney joue la suite de sa très jeune carrière de Premier ministre, débutée le 9 mars. Ces huit semaines ont tout changé pour les libéraux. En janvier, le parti comptait en moyenne 20 points de retard sur les conservateurs dans les intentions de vote pour les législatives, selon l'agrégateur de sondages de la radio CBC. A la veille des élections, le camp du chef de gouvernement a comblé l'écart, devançant même l'opposition de plus de trois points.

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"Le rétablissement des libéraux était totalement imprévu", reconnaît Darrell Bricker, directeur du pôle politiques publiques chez Ipsos Canada. Jusqu'à la démission de Justin Trudeau, poussé vers la sortie par son propre gouvernement en janvier, la formation politique "souffrait de l'usure du pouvoir", explique Luc Turgeon, politologue à l'université d'Ottawa. "Cela faisait presque dix ans que Trudeau était Premier ministre", poursuit-il.

Des militants libéraux attendent Mark Carney, avant un meeting du Premier ministre canadien à Nepean (Ontario), le 20 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Des militants libéraux attendent Mark Carney, avant un meeting du Premier ministre canadien à Nepean (Ontario), le 20 avril 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Dans un pays où la politique est de plus en plus polarisée, l'ancien chef du gouvernement canadien "était associé à des événements qui ont beaucoup divisé : la gestion de la pandémie de Covid-19, la hausse de l'immigration, les conséquences de ces arrivées sur la crise du logement...", détaille Luc Turgeon. Il y a encore quatre mois, l'issue des législatives semblait donc "évidente", selon Darrell Bricker : une victoire franche du Parti conservateur de Pierre Poilievre.

Donald Trump, un coup de pouce pour les libéraux

La menace d'une guerre commerciale avec les Etats-Unis, que Donald Trump a fait planer dès son élection en novembre, a toutefois redonné de l'élan aux progressistes. Le sursaut de patriotisme qui a gagné le Canada depuis que le président américain a imposé des droits de douane sur l'automobile et l'acier "favorise structurellement les libéraux, associés depuis les années 1960 à la défense de l'identité nationale", décrypte Luc Turgeon. Chez les électeurs pour qui la guerre commerciale est la principale préoccupation, 62% comptent ainsi voter pour les progressistes, confirme Darrell Bricker.

Le sujet est particulièrement concernant pour les Canadiens les plus âgés. "Alors qu'ils votent habituellement pour les conservateurs, ils soutiennent cette fois les libéraux (...) parce qu'ils sont attachés à l'image d'un Canada indépendant des Etats-Unis", observe Darrell Bricker. Les plus jeunes réclament en revanche "du changement". "Ils redoutent de ne jamais obtenir l'emploi dont ils rêvaient, de ne pas pouvoir acheter de logement", développe le sondeur.

"Les moins de 30 ans, en particulier les jeunes hommes, se tournent vers la droite conservatrice parce qu'ils tiennent le gouvernement pour responsable des difficultés qu'ils rencontrent au début de leur vie d'adulte."

Darrell Bricker, directeur du pôle politiques publiques chez Ipsos Canada

à franceinfo

Le fils de Natasha, qui s'apprête à voter pour la première fois, fait partie des jeunes Canadiens déçus du Parti libéral. "Il pense qu'on est allés trop loin avec certaines politiques, sur l'inclusion ou la diversité", confie sa mère, attablée à la terrasse d'un café de Manotick. Ici, on se trouve "sur les terres de Pierre Poilievre". Le député représente ce territoire, en banlieue d'Ottawa, depuis plus de vingt ans. Coïncidence ? C'est dans la circonscription voisine de Nepean que Mark Carney a décidé de se présenter.

Un Premier ministre méconnu mais "compétent"

Le profil du Premier ministre a plu à Natasha. "Il a l'air de se faire respecter par Donald Trump, qui l'appelle 'Premier ministre' et pas 'gouverneur', comme il le faisait avec Justin Trudeau", se félicite cette assistante sociale de 45 ans. L'ancien gouverneur des banques du Canada et d'Angleterre combine aussi "des aptitudes dans le domaine économique" et "un attachement à la défense des services sociaux", note-t-elle. Face aux menaces qui pèsent sur l'économie canadienne, "Mark Carney a trouvé une sorte d'équilibre qui peut donner une seconde chance aux libéraux", s'enthousiasme également son amie Jodie.

Jodie, une électrice du Parti libéral canadien, le 20 avril 2025 à Manotick (Ontario). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Jodie, une électrice du Parti libéral canadien, le 20 avril 2025 à Manotick (Ontario). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

En à peine deux mois à la tête du Canada, le chef du gouvernement "a réussi à se présenter comme un leader uniquement qualifié pour gérer" la crise avec les Etats-Unis, analyse Darrell Bricker. Pourtant, il "n'a pas de talent naturel pour faire campagne ou pour les discours" et maîtrise moins le français que d'autres politiciens – une aptitude qui compte notamment dans le territoire clé du Québec, à majorité francophone. "Mark Carney n'est pas particulièrement inspirant, mais il apparaît comme compétent" auprès d'électeurs qui le connaissent encore peu, résume Darrell Bricker.

Veronica ne partage pas cet avis. Pour cette électrice conservatrice et son mari, "il est devenu difficile de diriger une entreprise dans ce pays, entre la hausse du coût de la vie, l'augmentation des impôts et les contraintes administratives toujours plus nombreuses". Le renversement dans les sondages l'a prise de court. "Le seul changement [chez les libéraux], c'est leur leader", juge l'habitante de Manotick.

"Le gouvernement est toujours le même, avec le même bilan et les mêmes politiques qui frustrent de nombreux Canadiens."

Veronica, une électrice conservatrice

à franceinfo

Pour tenter de contrer cet argument, Mark Carney a cherché à "se dissocier" de l'héritage de Justin Trudeau, constate Luc Turgeon. "Dès son arrivée au pouvoir, il a annoncé l'abandon de mesures impopulaires comme la taxe carbone, illustre le sociologue. Alors que le déficit avait explosé sous Trudeau, il a nommé un cabinet restreint, pour renforcer l'image d'un responsable sachant gérer les finances publiques."

Pierre Poilievre, le "Trump du Canada" ?

Le Premier ministre a surtout su jouer sur un sentiment partagé par presque tous les Canadiens : l'opposition à Donald Trump. "Pierre Poilievre a trop tardé à prendre position sur la guerre commerciale, alors qu'il lui est déjà difficile, en tant que leader de l'opposition, de sembler proactif sur la guerre commerciale", commente Darrell Bricker.

Le conservateur souffre aussi d'être trop comparé avec le président américain. "Il fait campagne sur des enjeux et avec un vocabulaire qui le rapprochent de Donald Trump", pointe Luc Turgeon. Au moment où les Etats-Unis imposent des droits de douane à de nombreux pays au nom de l'"America First", les partisans de Pierre Poilievre défilent avec des pancartes vantant le "Canada First".

Des militants conservateurs manifestent en marge d'un meeting de Mark Carney, le 20 avril 2025, à Nepean (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Des militants conservateurs manifestent en marge d'un meeting de Mark Carney, le 20 avril 2025, à Nepean (Ontario, Canada). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Comme le président républicain, le patron des Conservateurs déplore "le déclin" de son pays, affirme que "les médias sont contre lui" et s'en prend "aux wokes", liste encore Luc Turgeon. Voyant dans ces similitudes une aubaine électorale, les libéraux ont diffusé durant la campagne "une pub très efficace, qui montre Pierre Poilievre et Donald Trump disant sensiblement la même chose", relève le sociologue.

Peu importe que le président américain ait déclaré que le conservateur "n'est pas un ami à lui", ou dit préférer une victoire de Mark Carney, comme le rapporte le Toronto Star. Les libéraux continuent de marteler que Pierre Poilievre est "le mauvais choix". "Ils sont doués pour le dépeindre comme le 'Trump du Canada', mais c'est une diversion, dénonce Veronica. Le vrai danger, ce n'est pas Donald Trump, c'est le gouvernement qui est au pouvoir depuis neuf ans."

Le vote utile favorable aux libéraux

Les attaques à l'encontre du chef de l'opposition semblent néanmoins porter leurs fruits. Jessica, enseignante de 33 ans résidant à Manotick, considère que le Premier ministre est "le plus qualifié pour tenir tête à Donald Trump""Habituellement, je vote pour le Nouveau Parti démocratique, mais je sais qu'ils n'ont aucune chance dans cette circonscription", explique la Canadienne.

Comme elle, certains soutiens des sociaux-démocrates comptent "voter utile" le 28 avril. Alors qu'il flirtait avec les 20% en janvier, le troisième parti du Canada "s'est effondré et est désormais crédité d'environ 10% d'intentions de vote, parfois moins", souligne Darrell Bricker. "Un grand nombre de ces électeurs sont partis chez les libéraux", poursuit le sondeur. "Pour les Canadiens comme moi, qui ne veulent pas que ce pays ressemble aux Etats-Unis, Mark Carney semble le mieux placé pour barrer la route à Pierre Poilievre", insiste Jessica.

Jessica, une électrice sociale-démocrate qui votera pour Mark Carney aux législatives au Canada, le 20 avril 2025 à Manotick (Ontario). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Jessica, une électrice sociale-démocrate qui votera pour Mark Carney aux législatives au Canada, le 20 avril 2025 à Manotick (Ontario). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

L'influence du président américain sur les élections canadiennes a toutefois des limites. Dans les quinze jours avant le scrutin, l'avance des libéraux a fondu, passant de 12 à 3 points seulement. "La guerre commerciale n'est que la quatrième ou cinquième préoccupation des électeurs, derrière le coût de la vie et du logement notamment. Sur ces deux problématiques, les conservateurs sont perçus plus favorablement", analyse Darrell Bricker.

A quelques heures des résultats, le camp du Premier ministre reste néanmoins "le mieux placé pour remporter l'élection", estime Darrell Bricker. "Si les libéraux arrivent largement en tête en Ontario et au Québec, ils seront assurés de gagner, poursuit le responsable d'Ipsos Canada. La question, c'est de savoir s'ils auront un gouvernement majoritaire ou non."