« Le bollorisme est un journalisme de guerre culturelle » : portrait du milliardaire breton devenu magnat des médias par la journaliste Marie Bénilde

De Vivendi et Canal Plus à CNews, du Journal du dimanche à Europe 1, d’Havas à Hachette, la galaxie Bolloré s’étend à tous les médias et menace, selon Marie Bénilde, la démocratie. La journaliste, collaboratrice régulière du Monde diplomatique, signe le Péril Bolloré1, qui retrace le parcours du businessman, de la Bretagne aux médias en passant par l’Afrique, mais aussi les compromissions politiques, et décrit la véritable cohérence d’un projet idéologique à la fois réactionnaire et nationaliste.

L’autrice démontre la nécessité de repolitiser les questions de la concentration capitaliste des médias, du respect véritable de la pluralité des opinions et du renforcement des autorités de contrôle… Contre la bollosphère, le bollorisme et ses complices, contre l’emprise antidémocratique des oligarques réactionnaires, la riposte et le réveil des consciences s’imposent.

Qu’est-ce qui caractérise l’empire médiatique de Vincent Bolloré ?

C’est le fait d’être à la fois très diversifié dans ses médias, puisqu’il va de la presse à l’édition en passant par la télévision, la radio et Internet, tout en étant soumis aux intérêts de son actionnaire principal, envers lequel aucune indépendance n’est admise. Cet empire s’est construit en saisissant des opportunités et des règles financières préalablement testées ailleurs.

C’est ainsi que Vincent Bolloré a pu mettre la main sur Canal Plus en prenant le contrôle de Vivendi par une simple montée au capital, donc sans lancer d’OPA. Ce faisant, l’actionnaire se comporte comme s’il était le seul maître à bord, en ignorant les autres parties prenantes, comme les journalistes ou les salariés.

Là où cet empire est allé au-delà du simple jeu capitaliste, c’est qu’il a soumis ses entreprises de média à un projet idéologique au service duquel il demande une obéissance aveugle, en particulier depuis le recrutement d’Éric Zemmour à CNews. Tous ses médias sont tenus de jouer la même partition proposée par un chef d’orchestre unique. Ils interviennent en se répondant les uns les autres comme autant d’instruments dans une formation musicale. 

En quoi le bollorisme et la bollosphère relèvent-ils pour vous d’un « journalisme de guerre culturelle » ?

La bollosphère, c’est ce qui englobe tous les médias et porte-drapeaux de Vincent Bolloré. À la façon d’une idéologie ou d’une religion, le bollorisme existe par sa capacité à faire des émules. Un peu comme le trumpisme est une relecture au moyen de la postvérité de l’histoire et de la démocratie américaines, le bollorisme implique de passer toute réalité française au tamis mensonger d’un projet idéologique d’extrême droite.

Bolloré et ses affidés ont emprunté à Zemmour sa fameuse grille de lecture. On peut la résumer ainsi : peu importe ce que me dit le réel, seul compte ce que je lui fais dire. On le voit avec le drame de Crépol où les médias de la bollosphère – Pascal Praud en tête – ont nié la vérité judiciaire et sociale en affirmant que s’y était exprimé un « racisme anti-Blancs ». Le bollorisme est un journalisme de guerre culturelle en ce sens qu’il vise à insuffler ses mots, sa grammaire réactionnaire à partir de laquelle les autres médias sont appelés à se positionner.

Et il est autoritaire car il n’hésite pas à intimider ses détracteurs. De ce fait, la gauche se retrouve sur la défensive, alors même qu’elle avait plutôt tendance à être motrice dans le domaine des idées. Dès lors, comme chez Trump, la réalité peut être tordue. Par exemple, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen ne sont plus des politiques impliqués dans des affaires de détournement d’argent à des fins électorales, mais les victimes d’« acharnement judiciaire ». 

L’emprise des conservateurs sur les médias dépasse à vos yeux le cadre français. Vous évoquez une « révolution conservatrice internationale ».

On se souvient de Rupert Murdoch qui avait imposé une ligne unique en faveur des conservateurs, de l’Australie aux États-Unis en passant par le Royaume-Uni, et qui avait obtenu un soutien à l’invasion de l’Irak en 2003, sur toutes ses chaînes comme dans tous ses journaux. Cette normalisation capitaliste, selon laquelle la propriété du capital médiatique détermine les grandes orientations politiques d’un pays, gagne l’Europe depuis quelques années.

On le voit en Angleterre et en Allemagne, on l’a vu en Hongrie, en Slovaquie et en Pologne où des amis du pouvoir ont mis la main sur des médias. En France, il s’agit en réalité d’un alignement sur cette normalisation. Face à cette révolution conservatrice, une certaine gauche a accepté de se laisser enfermer dans le progressisme sociétal en renonçant à toute ambition politique et en priorisant les aspirations communautaristes sur la lutte contre les inégalités. 

Or, si l’on parle aux gens de communautés, qu’on le déplore ou non, on est plus clivant que si l’on parle de justice sociale. En outre, non seulement cette droite conservatrice tend à caricaturer le féminisme, les droits des minorités et les revendications écologistes, mais elle arrive à focaliser les débats autour de ces caricatures. Cela me semble une arme redoutable, à la fois contre la gauche et contre les idées progressistes.

Comment expliquer l’ascension du groupe Bolloré, « de la PME bretonne à la World Company » via « le fric de la Françafrique » ?

J’essaye de montrer que Vincent Bolloré, contrairement à l’image qu’il voudrait se donner, est moins un entrepreneur breton qu’un fils de la très grande bourgeoisie parisienne. Il se fait passer pour un capitaliste sans capital, car il a repris l’entreprise paternelle au franc symbolique.

Mais l’on sait depuis Bourdieu que le capital ne se limite pas à l’aspect financier. Il est au contraire très richement doté en capital relationnel, comme en témoigne un prêt gratuit d’Edmond de Rothschild, ou l’appui des patrons Antoine Bernheim et Claude Bébéar. Il est aussi le seul opérateur nouvel entrant dans l’audiovisuel, grâce à ses appuis politiques.

Ensuite, l’Afrique intéresse Bolloré pour en tirer de confortables profits aussi longtemps qu’il peut se mettre à l’abri du parapluie de la Françafrique. Le jour où la France se fait éjecter de trois pays du Sahel et où elle opère un retrait stratégique d’Afrique de l’Ouest, Bolloré cherche à vendre ses activités logistiques. Il sent en outre, à tort ou à raison, qu’il n’a pas l’appui nécessaire de l’Élysée.

Il préfère rester présent en Afrique à travers Havas et Canal Plus, dans des activités moins gourmandes en capitaux et moins risquées juridiquement que les ports et le ferroviaire. Du même coup, il se renforce en tant que pouvoir d’influence en se concentrant sur Vivendi, Hachette et Canal Plus. 

Quel a été le rôle des politiques et des milieux économiques dans cette ascension ?

Il faut sans doute citer Alain Madelin, l’ancien ministre de l’Économie. Mais il faudrait aussi citer Michel Boyon, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin et ancien président du CSA, qui a pondu un rapport en tant que conseiller d’État tout à fait favorable à l’aventure télévisuelle de Vincent Bolloré.

Il y a aussi la branche bretonne avec l’ancien maire de Quimper Bernard Poignant et l’ancien ministre Jean-Yves Le Drian. Et puis, il y a tous ceux qui ont été appuyés par l’agence Havas. Cela fait du monde, de LR au PS. Il faut encore citer le rôle d’Alain Minc et de Michel Labro, essentiels au début de la percée de l’industriel dans le monde économico-médiatique. 

En quoi consistent ce que vous appelez les « liaisons dangereuses » entre Vincent Bolloré et Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron a, au début de son premier mandat, l’idée qu’il faut se ménager la droite, ayant été ministre de François Hollande. Dès 2017, il donne une interview à Valeurs actuelles. Son conseiller Bruno-Roger Petit, qui a fait un passage dans la bande d’Hanouna à TPMP, est un ancien partenaire et ami de Geoffroy Lejeune, lequel est passé de la direction de Valeurs actuelles à celle du Journal du dimanche (JDD).

C’est lui qui se fait l’apôtre de la triangulation qui consiste à garder le pouvoir en s’appuyant sur la droite. Plus Macron va se durcir, notamment au moment des gilets jaunes, plus il va chercher à séduire ou à amadouer la bollosphère, dont il perçoit qu’elle est une clé d’entrée vers l’électorat de droite, alors même que la gauche fustige sa dérive autoritaire. Plus tard, Macron va donner une formidable caisse de résonance aux thèses de cette même bollosphère sur la question de l’antisémitisme lors des élections législatives de 2024.

Souvenons-nous du « Léon Blum doit se retourner dans sa tombe » au moment de l’annonce de la constitution du NFP.  Le départ d’Alexis Kohler du secrétariat général de l’Élysée – rival de Bolloré l’Africain par ses intérêts familiaux à travers MSC sur ce continent – est sans doute de nature à permettre un nouveau rapprochement. Pascal Praud est toujours en ligne directe avec Bruno-Roger Petit. Mais, depuis les législatives, la bollosphère fait ouvertement campagne pour le RN, ou plus exactement pour une ligne ciottiste prônant le mariage du libéralisme le plus débridé et de l’ordre ultraconservateur. 

Canal Plus a selon vous été un « instrument de blanchiment ». Qu’entendez-vous par là ?

J’essaye de montrer que le bollorisme est rendu possible du fait d’une certaine mollesse, pour ne pas dire d’une mansuétude des milieux culturels vis-à-vis de Vincent Bolloré. Évidemment, son poids dans le cinéma et l’édition ne pèse pas pour rien. Les rares qui osent attaquer ouvertement son action politique, comme Blanche Gardin, en subissent les conséquences par une forme d’ostracisation. Nul ne peut se passer des financements de Canal Plus dans le septième art et le poids d’Hachette est énorme dans l’édition.

En quoi l’empire Bolloré représente-t-il un péril pour la démocratie ?

Il l’est en ce qu’il instaure un climat de peur qui amène certains journalistes, éditeurs, cinéastes ou acteurs à ne pas l’attaquer frontalement, comme s’il n’était pas devenu par lui-même une question politique. Vincent Bolloré contrôle le groupe Havas, qui assure des revenus publicitaires, et il a encore des moyens considérables pour investir dans les médias.

J’observe qu’un journal comme le Figaro se range peu à peu à ses idées, alors que beaucoup préfèrent afficher une certaine neutralité plutôt qu’une franche hostilité. Ainsi, il permet au RN de gagner peu à peu du terrain, de se normaliser encore plus vite. Des idées qui semblaient impensables en démocratie, comme la nécessité de changer notre État de droit au nom de l’ordre et de la lutte contre l’immigration illégale, sont revendiquées à la une du JDD par Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur et ancien lieutenant de Philippe de Villiers, aujourd’hui chroniqueur à CNews. 

Dans le domaine de l’édition, quels risques fait peser la concentration Bolloré ?

L’exemple de Fayard est assez saisissant de ce que peut être la machine bolloréenne. On commence par publier le livre de Jordan Bardella. On lui offre ensuite une campagne d’autopromotion dans toutes les gares de France sans dire pour quel livre la réservation est faite auprès de l’organisme d’affichage. Puis on attend la réaction des syndicats qui rappellent la SNCF à son devoir de neutralité politique.

Là-dessus, on embraye avec une polémique alimentée par CNews, Europe 1 ou le Journal du dimanche sur le pouvoir des syndicats de censurer un acteur politique et qui plus est un « auteur ». Le tout est habilement relayé sur les réseaux sociaux. Résultat, un citoyen peu informé peut avoir le sentiment que les idées de la bollosphère combattent la censure, alors que c’est exactement l’inverse. Plus l’édition se concentre, plus le poids de Bolloré augmente, et moins la dénonciation de ses idées risque de trouver un large écho.

La fronde organisée contre la montée en puissance dans l’édition peut-elle servir de référence dans la nécessaire résistance à cette offensive médiatico-conservatrice ?

Je trouve intéressante l’idée de boycott – des magasins Relay par exemple –, car c’est l’arme du faible contre le fort. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : ce ne sont que de petites rivières qui ont peu de chances de créer un grand fleuve. Ce qui me paraît déterminant, en revanche, c’est de faire du bollorisme une question éminemment politique et d’amener les acteurs de notre démocratie à se positionner.

En somme, la question essentielle est la suivante : peut-on laisser un homme qui ne rend compte de son action dans aucune élection politique décider de notre avenir par le seul pouvoir de l’argent ? Peut-on laisser l’argent décider du devenir de la nation ? Il n’y a rien de plus actuel et de plus antidémocratique, de plus contraire, aussi, à l’héritage du Conseil national de la Résistance. 

  1. Le Péril Bolloré, de Marie Bénilde, éditions la Dispute, 150 pages, 13 euros. ↩︎

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