En Syrie, après la chute de Bachar Al Assad : « de toute façon, ça ne peut pas être pire qu’avant »
Damas (Syrie), envoyé spécial
La place des Omeyyades au centre de Damas n’a jamais connu ça. Pas tant le nombre de personnes rassemblées là en ce dimanche 15 décembre, que la liesse qui se dégage et, surtout, la foule de jeunes qui se pressent en rangs serrés, comme émoustillés.
Les filles sont nombreuses, pratiquement toutes voilées. Ce qui n’empêche pas la coquetterie. Les lèvres sont dessinées au rouge, les sourcils brossés comme du velours et le khôl appliqué sous les yeux. Leurs visages restent presque poupons. Les manteaux sont bien fermés, renforçant leur coupe triste qui les vieillit. Peu importe ! C’est un jour pas comme les autres. Il marque la rentrée universitaire, mais surtout la première semaine que passe la Syrie sans la présence du clan Assad dont le pouvoir, que personne ne voulait défendre, et surtout pas la population syrienne, s’est effondré comme un château de cartes.
« Enfin, nous sommes dans un pays libre où nous pouvons nous exprimer ! » s’exclame Hanine, 23 ans, étudiante en informatique, le nouveau drapeau syrien en main. « Maintenant, nous n’avons plus besoin de chercher un avenir dans un autre pays », se réjouit Banan, 26 ans, qui suit des cours à Sciences-Po. « Avant, on ne pouvait pas chercher une chanson sur un téléphone sans qu’on vous tombe dessus », s’exclame-t-elle. Pire, « pour valider notre année, il arrivait souvent que les enseignants nous demandent de l’argent ou veuillent coucher avec nous. Et on ne pouvait pas les dénoncer ». Mais elle se plaint également d’avoir subi les foudres du recteur de son université parce qu’elle refusait de lui serrer la main pour des raisons de morale religieuse.
Des manifestations organisées
Aux yeux de ces jeunes femmes, comme à ceux de leur copine Hawraa, 23 ans, elle aussi étudiante en littérature arabe, rien ne peut ternir ce moment qu’elles veulent historique. Pas même une question sur le port du voile et l’application de la charia dont, pour le moment, personne ne sait si Ahmed Al Charaa, le nouvel homme fort du pays, comme on dit, va les imposer ou non.
Rien n’est décidé, mais rien n’est exclu. Mais pour les trois étudiantes, leur mise en place ne pose aucun problème. Au slogan « la Syrie est à nous, pas à la famille Assad » se mêle celui, plus religieux, de « Allah Akbar » (Dieu est grand), ce qui ne les dérange pas non plus. « C’est vrai pour tout le monde », estime Hawraa.
En réalité, comme nous l’avons appris par la suite, la manifestation n’était pas si spontanée que cela. Ce dimanche, poussé par certains professeurs, un appel a été lancé aux étudiants pour participer à la prière de midi au sein même de l’université, soulignant qu’il était préférable pour les étudiantes de prier chez elles. Ce qu’un universitaire choisissant de garder l’anonymat traduit pour nous en ces termes : « On est passé de la peur de prier à la peur de ne pas prier. »
« On préférerait un pays laïc »
La joie réelle qui s’exprime n’empêche pas les tentatives de manipulation. Tous les jeunes ne partagent pas ces slogans islamiques et, s’ils se réjouissent de la chute du Nizam (le système qui maintient l’ordre en arabe), ils restent méfiants.
À Bab Chareh, dans le quartier chrétien, ils sont cinq amis à bavarder, assis par terre. Étudiants en architecture, ils ont pris soin de ne pas se rendre sur la place des Omeyyades. « On espère que ça va aller vers le meilleur, mais on a encore des craintes », souligne Sedra Al Ramadani, 22 ans, une bouille rieuse assortie de larges lunettes, un pantalon pattes d’éléphant et des chaussures à semelles épaisses.
Et d’ajouter, quand on lui parle de la charia : « On préférerait un pays laïc. » Ce que partagent tous ses copains. Les cheveux bouclés rassemblés en catogan, Chehab Hamada, 24 ans, se veut optimiste et lâche une phrase qui se répercute dans toutes les rues de Damas : « De toute façon, ça ne peut pas être pire qu’avant ! »
Personne ne sait vers quoi le pays s’engage
Que les jeunes soient plus excités par la possibilité de bâtir leur vie autrement que celle de leurs parents ou différemment de ce qu’ils avaient pu envisager jusque-là, quoi de plus normal ?
Mais, en réalité, personne ne sait vers quoi le pays est en train de s’engager. Les Damascènes préfèrent, pour l’heure, savourer ce parfum qu’ils veulent appeler liberté. D’autant que – volonté politique ou manque de moyens humains –, les hommes en armes sont peu visibles.
Sur la place des Omeyyades, on voit bien des combattants revêtus de treillis flambant neufs, avec lunettes à visée nocturne sur le casque et un badge sur lequel est inscrit « Force commune/Division al-Hamza/Division Sultan Suleiman », en arabe et en turc. Mais rien de bien terrible, et ils sont plus une attraction qu’autre chose. Les jeunes femmes viennent faire des selfies avec eux !
« On a été surpris du peu de résistance rencontrée »
À l’entrée de Bab Touma, où vivent de nombreux chrétiens, le poste de police est tenu par une brigade venue directement d’Idleb (au nord du pays, et fief de Hayat Tahrir al-Cham) avec ses voitures de service siglées de l’inscription « Gouvernement du Salut ».
À Darayya, proche banlieue qui avait été occupée par les islamistes en 2012, la Brigade des martyrs de l’islam assure la sécurité. Originaire de cette banlieue, Mohammed Khotheiny, 32 ans, qui avait déserté l’armée syrienne en 2012 alors qu’il effectuait son service militaire, a lui aussi passé ces dernières années à Idleb.
Il s’est retrouvé à Damas à l’issue de l’offensive lancée le 27 novembre. « Depuis 2016, on s’entraînait sans relâche, révèle-t-il à l’Humanité. Les commandants de chaque brigade communiquaient sur un fil WhatsApp et le haut commandant était Ahmed Charaa. Nous avions une stratégie militaire bien définie, que nous avons mise en œuvre. On a été surpris du peu de résistance rencontrée. »
Les craintes des minorités
Lui qui est allé dans une école chrétienne se dit « conscient des craintes des minorités », mais attend de voir « comment vont se passer les choses entre militaires et civils ». Il affirme rêver « d’une Syrie où toutes les confessions vivent ensemble comme avant ».
Incontestablement, il flotte sur Damas un air nouveau qui semble gagner les visages. Un air bon enfant, de gaieté insouciante, inimaginable. Personne n’a envie de sacrifier ces moments si précieux. Les portraits de Bachar Al Assad et de son père Hafez ont été arrachés, les stores métalliques des magasins sont soigneusement grattés pour faire disparaître toute trace de l’ancien régime.
Le nouveau drapeau, deux bandes, blanche et verte, frappées de trois étoiles rouges, fait fureur et devient un nouveau moyen pour gagner quelques sous. À tous les carrefours de la ville, les gamins vous proposent d’en acheter un. Chez les commerçants, c’est la débauche d’inventivité. Tous les objets servent de support.
Un magasin l’a même utilisé pour colorier le chiffre des soldes annoncés. Les redoutables moukhabarat (les agents de la sécurité intérieure) sont maintenant un lointain souvenir pour beaucoup. Des marchands ambulants s’installent là où auparavant ils étaient délogés s’ils ne versaient pas de l’argent. Il reste des regards toujours inquiets lorsqu’un visage étranger apparaît, des conversations se transformant en murmures lorsqu’une question politique est évoquée.
« Ils ont tous changé »
La preuve par Ali Sbeinati, 50 ans, qui vit dans la Ghouta de Damas. Le solide gaillard a la moustache fournie, un keffieh rouge sur le crâne et n’a pas sa langue dans sa poche.
Il évoque, chez lui, autour d’un ravier de zaater (mélange de thym et d’origan), d’huile d’olive, suivi de halva (composition pâtissière), la présence du groupe al Nosra (al Qaida en Syrie), en 2012 et 2013, dans cette banlieue agricole.
« C’était vraiment des extrémistes qui détournaient le regard dès qu’ils croisaient une femme. Les mêmes, partis à Idleb, sont maintenant revenus. Ils ont tous changé. Comme s’ils s’étaient mis d’accord sur le comportement à avoir », s’étonne-t-il en précisant qu’il est lui-même sunnite.
D’où sa méfiance envers le nouveau pouvoir et Ahmed Charaa. « Ça ne peut pas être pire qu’avant, mais on ne sait pas encore comment ça va tourner. » Mais la parole n’est plus brisée, pas plus que les os.
« On commence à respirer »
Des plaies restent néanmoins ouvertes. Des milliers de familles cherchent encore des traces de leurs proches disparus et vont de prison en prison, d’hôpital en hôpital pour tenter de glaner des informations qui leur permettraient de faire leur deuil.
Dans certains quartiers, le drame vécu perdure comme un décor sinistre. C’est le cas dans le camp palestinien de Yarmouk, dont une bonne partie est en ruines, détruite après que l’Armée syrienne libre (ASL) y est entrée et que des combats avec l’armée régulière, épaulée sans ménagement par l’aviation, forcent le million d’habitants (dont 200 000 Palestiniens) à fuir.
Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une centaine de familles qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs. Alaa Amin, un épicier, a rouvert. Il se souvient du temps où, pour pouvoir arriver de l’extérieur jusqu’à son étal dans le camp, il fallait passer plusieurs barrages et céder des kilos de marchandises. « On commence à respirer », dit-il.
La lutte contre la pauvreté
Mais dans le quartier de al-Zahira, Lina (elle ne veut pas donner son nom), vêtue de noir, ses trois enfants auprès d’elle, ne respire pas encore totalement. Lorsque nous la rencontrons, comme des centaines d’autres personnes, elle fait la queue pour acheter du pain à prix réduit.
Son mari travaille dans un magasin et gagne 25 000 livres syriennes (LS) par jour, soit environ 2,50 euros. Payer le loyer mensuel de 800 000 LS est une gageure. « Nous ne mangeons jamais de viande rouge et très rarement du poulet, précise-t-elle, en colère. À cause de l’ancien gouvernement, tous nos fils ont quitté le pays. Il ne reste plus que les femmes, les enfants et les vieux maris. »
À ses côtés, une autre dame parle de ses deux fils tués et de son mari qui « doit ramasser des cartons pour qu’on puisse vivre ». Elle se met à pleurer. Alors, oui, elles veulent croire à un changement. Mais il doit venir vite.
Ici, la joie du départ d’Assad n’a pas fait disparaître la pauvreté (qui toucherait au moins 90 % de la population) et l’attente est forte. Lina prévient, comme une mise en garde : « C’est vrai, les prix ont baissé depuis dix jours, mais on nous a promis des bonbonnes de gaz et du mazout, et rien ne vient. »
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