L’ONU a-t-elle abaissé ses critères de famine pour Gaza ?
Vendredi 22 août, l’ONU a officiellement reconnu l’existence d’une famine dans le gouvernorat de Gaza. Quelques heures plus tard, des responsables israéliens ont contesté cette déclaration, affirmant que l’organisation avait revu à la baisse ses propres critères pour qualifier la situation. Le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères, Oren Marmorstein, a ainsi accusé sur X l’IPC — l’organisme onusien chargé de l’évaluation des famines — d’avoir publié un rapport "sur mesure", destiné selon lui à "servir la campagne du Hamas". Il assure que le seuil de la proportion de cas de malnutrition aiguë retenu aurait été abaissé de 30 % à 15 % d’enfants de moins de 5 ans, et que le second critère, celui du taux de mortalité, aurait été "totalement ignoré". Ces critiques ont été reprises par le ministère israélien des Affaires étrangères et l’ambassade d’Israël en France, qui soulignent que pour d’autres famines, comme en Somalie ou au Soudan, c’est bien le seuil de 30 % qui a été appliqué.

En réalité, le seuil de 15 % correspond à une autre méthode de calcul de la malnutrition aiguë, distincte de celle fixée à 30 %.
Deux seuils différents pour deux méthodes de calcul différentes
Pour commencer, qu’est ce que l’IPC ? L’IPC, pour Integrated Food Security Phase Classification (“Classification intégrée de la sécurité alimentaire par phase” en français), est la classification utilisée par l’ONU et plusieurs ONG pour mesurer l’ampleur des crises alimentaires. Né d’un partenariat entre la FAO, l’Unicef, le Programme alimentaire mondial et des organisations humanitaires, il établit une grille de cinq niveaux, de la sécurité alimentaire minimale jusqu’à la famine. Ses critères — taux de malnutrition, mortalité liée à la famine ou ses conséquences, accès à la nourriture — servent de référence commune pour alerter la communauté internationale.
Le cœur de la polémique concerne le seuil de malnutrition retenu pour Gaza. Les autorités israéliennes assurent que l’ONU aurait abaissé son seuil de malnutrition aiguë de 30 % d’enfants de moins de 5 ans malnutris à 15 % d’enfants de moins de 5 ans malnutris, exclusivement pour ce cas, ce qui constituerait une exception inédite. Or, il suffit de consulter le manuel technique de l’IPC, publié en 2019, pour constater qu’il existe deux méthodes de calcul distinctes, chacune avec son seuil propre.
- La méthode poids/taille : elle compare le poids et la taille des enfants afin de déterminer s’ils sont trop maigres par rapport à leur gabarit. Le seuil de famine est alors fixé à 30 % d’enfants de moins de 5 ans souffrant de malnutrition aiguë globale — soit environ un enfant sur trois.
- La méthode MUAC, plus simple à mettre en œuvre sur le terrain, consiste à mesurer le périmètre brachial, c’est–dire le tour de bras des enfants afin d’évaluer leur état nutritionnel. Avec cette méthode, le seuil retenu est de 15 % des enfants souffrant de malnutrition aiguë globale, soit environ un enfant sur sept.
“La mesure du périmètre brachial est plutôt plus efficace”
La méthode MUAC, reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2009, permet un dépistage rapide, notamment dans les contextes d’urgence, comme l’explique à la rédaction des Observateurs de France 24 Adrienne Daudet, référente “Sécurité alimentaire et moyens d’existence” au sein de l’ONG Solidarités International :
“ Le poids/taille, c’est la méthode historique. C’est ce qui permet de catégoriser un enfant comme étant sévèrement malnutri pour la forme de l’émaciation, donc l’extrême maigreur. Ça veut dire qu’il faut peser l’enfant, puis le mesurer, avec une balance adaptée et une toise, et ensuite reporter les résultats sur les courbes standards de l’OMS. Tout ça prend beaucoup de temps, c’est long et compliqué. Alors que le périmètre brachial, est beaucoup plus simple à mesurer : c’est la circonférence du bras, à mi-distance entre l’épaule et le coude. (...) Quand on a un périmètre brachial inférieur à 11,5 cm pour un enfant de moins de 5 ans, on sait qu’il y a un grand risque de mortalité parce que ça correspond à une fonte musculaire, qui montre une dégradation très importante du métabolisme de l’enfant. La mesure du périmètre brachial est plutôt plus efficace, parce qu’il permet de dépister beaucoup d’enfants en un temps rapide. Et si on regarde le risque de mortalité, c’est plus le périmètre brachial que le poids/taille qui le reflète.”
Ces deux approches coexistent depuis 2019. La confusion vient du fait que les responsables israéliens ont comparé le seuil de 30 % (poids/taille) à celui de 15 % (MUAC), alors qu’ils correspondent à deux méthodes différentes, toutes deux reconnues par l’IPC.

Enfin, l’IPC ne s’appuie pas uniquement sur un chiffre brut pour déclarer une famine. Le seuil de 15 % de malnutrition aiguë est un signal d’alerte utilisé pour la Phase 4 (urgence alimentaire critique) et la Phase 5 (urgence alimentaire extrêmement critique ou famine) de la classification. Pour décider si une situation relève de la Phase 4 ou 5, l’IPC doit, selon son manuel technique, comparer les résultats obtenus avec les deux méthodes de mesure de la malnutrition aiguë globale (poids/taille et MUAC) ainsi qu’analyser les “informations contextuelles” de la situation et “la convergence des preuves”, c’est-à-dire d’autres éléments du contexte global.
Dans le cas Gaza, le rapport de l’IPC du 22 août précise que comme il n’existait pas d’enquête nutritionnelle récente à Gaza permettant de comparer directement les deux méthodes de mesure de la malnutrition (poids/taille et MUAC), l’IPC s’est appuyée sur des études existantes. L’une d’elles, menée au Moyen-Orient en 2019, a montré que la méthode du périmètre brachial (MUAC) donne en général des résultats deux fois plus bas que la méthode poids/taille (WHZ). Autrement dit, l’IPC fait valoir que si l’on trouve 15 % d’enfants malnutris avec le MUAC, on en trouvera environ 30 % avec la méthode poids/taille.
En tenant compte de cette relation et du contexte particulier de Gaza, le FRC a donc fixé à 15 % le seuil de malnutrition aiguë globale mesurée au MUAC pour déclarer une situation de famine (phase 5 de l’IPC).
En outre, toujours selon le rapport du 22 août 2025, dans le gouvernorat de Gaza, les experts ont constaté une hausse extrêmement rapide des cas de malnutrition chez les enfants : la proportion a doublé environ toutes les quatre semaines au cours des derniers mois. Selon les projections de l’IPC, si la tendance se maintient, plus de la moitié des enfants de moins de cinq ans pourraient souffrir de malnutrition aiguë d’ici fin septembre.

Un seuil déjà dépassé, une aggravation rapide : cette dynamique constitue selon le rapport de l’IPC un facteur contextuel qui a conforté les experts dans leur choix de classer la situation en Phase 5 plutôt qu’en Phase 4.
La mortalité n’a pas été "ignorée"
Les autorités israéliennes ont en outre affirmé que l’IPC aurait "totalement ignoré" le critère de mortalité qui fixe le seuil de famine à plus de deux décès pour 10 000 personnes et par jour, liés à la faim, à la malnutrition ou aux maladies associées. Il est vrai qu’aucun chiffre précis sur la mortalité n’a pu être collecté.
Selon l’IPC, ce critère n’a pas été ignoré. Le rapport du 22 août explique que, compte tenu des conditions à Gaza, il n’a pas été possible de collecter de données précises sur la mortalité. Toutefois, il existe, selon l’IPC, une corrélation bien documentée entre malnutrition aiguë et mortalité, qui permet d’évaluer le risque malgré l’absence de chiffres directs. L’IPC rappelle ce lien : "L’augmentation de la malnutrition aiguë s’accompagne d’une augmentation des taux de mortalité."
Par ailleurs, selon Reuters, qui cite les chiffres du ministère de la Santé de Gaza vérifiés par l’OMS, la mortalité liée à la malnutrition connaît effectivement une progression rapide dans la bande de Gaza. Sur les sept premiers mois de l’année, 89 personnes — en majorité des enfants et des adolescents — ont succombé à la faim. Mais la situation s’est brutalement aggravée en août, avec au moins 138 décès supplémentaires, dont 25 mineurs, selon les données officielles rendues publiques vendredi.
Compte tenu de ces éléments, le FRC conclut que "les seuils de mortalité pour la famine ont déjà été dépassés dans le gouvernorat de Gaza", même si la situation reste moins critique dans d’autres gouvernorats, comme Deir al-Balah ou Khan Younès. C’est seulement la quatrième fois depuis 2004 que l’ONU déclare officiellement une famine, après le Darfour, la Somalie et le Soudan du Sud, et la première fois dans cette région. Cette reconnaissance historique souligne l’urgence humanitaire extrême que traverse Gaza.
Pour Adrienne Daudet, le classement IPC reste fiable malgré l’absence de données sur la mortalité ou d’enquête nutritionnelle sur la malnutrition aiguë globale avec la méthode poids/taille : "Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas souhaité recueillir des données, c’est parce qu’ils n’ont pas été en capacité de les recueillir." L’experte souligne la fiabilité du classement IPC : “À ma connaissance, il n’y a jamais eu de cas où les classements IPC ne reflétaient pas la réalité. À Solidarités International, nous travaillons dans beaucoup de contextes où la situation alimentaire n’est pas bonne. Actuellement, à Gaza et au Soudan, où la famine a été déclarée, le classement IPC est complètement corroboré par nos analyses de terrain” affirme-t-elle.