Famine à Gaza : "Ce n'est pas qu’une crise humanitaire, c'est une tragédie quotidienne"
"Cette famine va et doit nous hanter tous" : le 22 août, le chef des opérations humanitaires des Nations unies (ONU) Tom Fletcher a déclaré officiellement l'état famine dans la ville de Gaza City, où 500 000 personnes se trouvent dans un état "catastrophique".
L'annonce, fondée sur le dernier rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), est une première au Moyen-Orient depuis la création de cet organisme de l’ONU en 2004. Selon les projections de ce rapport, la famine devrait s'étendre aux gouvernorats de Deir el-Balah et Khan Younès d'ici fin septembre.
"C'est une confirmation accablante, pas une nouvelle de dernière minute"
Cette "famine", qui "aurait pu être évitée" sans "l'obstruction systématique d'Israël" dans la livraison d'aide humanitaire selon Tom Fletcher, est observée au quotidien par les organisations humanitaires locales de la bande de Gaza. Parmi elles, certaines interrogées par la rédaction des Observateurs déplorent toutefois une officialisation jugée tardive.
"Pour nous sur le terrain, c'est une confirmation accablante, pas une nouvelle de dernière minute", décrit Imad Almadhoun, qui travaille pour l'organisation Drops of Mercy, basée à Gaza City.
Créée en juillet dernier, l'association Drops of Mercy délivre de la nourriture au sein des camps de déplacés, notamment pour les personnes handicapées. "Ce retard a coûté des vies. Sans le label officiel de famine, il y avait moins de pression pour obtenir un cessez-le-feu, l'accès à l'aide humanitaire et la responsabilisation."
Le constat est le même du côté de l'organisation Gaza Soup Kitchen, qui possède dix points de distribution de l'enclave. "De telles annonces sont importantes pour sensibiliser le monde entier, mais sur le terrain, les souffrances sont catastrophiques depuis de nombreux mois", décrit également Mai Almadhoun, qui travaille à Gaza Soup Kitchen.
“Même si de la nourriture est disponible, les gens n'ont tout simplement pas les moyens de l'acheter”
Chaque jour, cette organisation gazaouie distribue de la nourriture aux populations déplacées dans dix points de distribution de l'enclave et fournit de l'eau potable pour pallier la situation humanitaire critique. Une "crise humanitaire" vécue comme une "tragédie quotidienne", par Khalid Qadas, photographe et porte-parole de de Gaza Soup Kitchen, qui décrit la difficulté à se nourrir dans l'enclave :
"Se procurer de la nourriture est devenu un combat quotidien. Les prix sont incroyablement élevés, et la plupart des gens ont perdu leur emploi et leurs sources de revenus. Même si de la nourriture est disponible, ils n'ont tout simplement pas les moyens de l'acheter. Parfois, je ne peux pas cuisiner chez moi à cause du manque de combustible ou même des outils les plus simples.
Et le peu de nourriture que nous obtenons n'est jamais suffisant pour répondre aux besoins de l'organisme. Les gens mangent simplement pour rester en vie, pas pour vivre sainement. Les enfants ne reçoivent pas de lait ni une alimentation adéquate, et les patients n'ont pas accès à la nourriture dont ils ont besoin pour leur état de santé."
Contacté par la rédaction des Observateurs, Hani Almadhoun, cofondateur de Gaza Soup Kitchen basé aux Etats-Unis, déclare que l'organisation bénéficie majoritairement de dons individuels. Elle a besoin de 15 000 euros en moyenne quotidiennement pour assurer ses distributions d'aliments, pour la plupart issus d'achats de nourriture directement à Gaza sur les marchés, mais aussi de l'aide humanitaire et des quelques exploitations agricoles encore en activité.
Des denrées achetées souvent au prix fort pour permettre de limiter les privations quotidiennes vécues par de nombreuses familles, décrit Mai Almadhoun :
"Chaque jour, nous rencontrons des mères qui viennent nous voir après avoir passé plusieurs jours sans manger, afin de garder le peu qu'elles ont pour leurs enfants. Et nous voyons des enfants courir avec une joie immense simplement parce qu'ils ont reçu un repas chaud. Ce sont ces petits moments qui nous donnent la force de continuer, malgré les énormes défis à relever."
Une aide humanitaire qui "n'atteint pas les personnes qui en ont le plus besoin"
Ces privations sont essentiellement liées au trop faible flux de nourriture qui arrive à la population, à cause des blocages opérés par l'armée israélienne : début mars, Israël avait totalement interdit l'entrée des aides à Gaza, avant d'autoriser mi-mai l'acheminement de quantités très limitées, entraînant de graves pénuries de nourriture, de médicaments et de carburant.

Comme l'ONU l'explique depuis le début de la guerre, au moins 500 à 600 camions de nourriture, de médicaments et de produits d'hygiène sont requis chaque jour pour subvenir aux besoins immenses de la population palestinienne. Un chiffre jamais atteint ces derniers mois, malgré une augmentation de l'aide humanitaire autorisée dans l'enclave par Israël depuis fin juillet.
De son côté, Israël, qui contrôle tous les accès à Gaza, accuse le Hamas de piller les aides, et soutient que les organisations humanitaires, dont l'ONU, n'agissent pas pour distribuer la nourriture. Un point réfuté par ces dernières, qui expliquent qu'Israël impose des restrictions excessives et jugées très dangereuses pour la distribution de l'aide en pleine guerre.
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L'aide est par ailleurs difficilement acheminée auprès des personnes les plus vulnérables, explique Imad Almadhoun :
"Même lorsque l'aide humanitaire parvient à entrer à Gaza, elle n'atteint souvent pas les personnes qui en ont le plus besoin. Des foules désespérées se rassemblent autour des rares camions qui parviennent à entrer, et en l'absence d'un système de distribution sûr, l'aide est fréquemment pillée avant d'atteindre les familles dans les abris ou les camps. Pour les personnes âgées, les handicapés ou les mères avec des enfants, il est impossible de se frayer un chemin à travers ces scènes dangereuses."
“Beaucoup de ceux qui se rendent aux distributions d’aide ne rentrent tout simplement jamais chez eux”
L'organisation Drops of Mercy se fournit en nourriture surtout dans les marchés locaux, "bien que les prix y soient extrêmes". Car à ses yeux, il est aussi impossible de compter sur l'aide humanitaire apportée par la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), organisation gérée par les Etats-Unis et Israël, dénoncée depuis plusieurs mois par les organisations humanitaires sur place qui critiquent une "militarisation" de l'aide humanitaire – depuis fin mai, près de 900 personnes ont été tuées en allant chercher de la nourriture autour de ces centres situés dans des zones militaires.
Imad Almadhoun décrit :
"Les centres de distribution du GHF sont devenus des pièges mortels. Presque tous les jours, des personnes sont abattues alors qu'elles font la queue devant ces centres ou se précipitent vers les camions d'aide humanitaire. Beaucoup de ceux qui s'y rendent ne rentrent tout simplement jamais chez eux."

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À Gaza City, "l'idée d'être déplacé me terrifie"
À la famine au gouvernorat de Gaza City s'est également ajoutée l'annonce par l'armée israélienne le 21 août d'une nouvelle opération militaire d'ampleur destinée à occuper la ville et évacuer de la population sur place. Une perspective qui effraie Khalid Qadas :
"L'idée d'être déplacés me terrifie, tout comme elle terrifie des milliers de familles ici. Être déplacés signifie une nouvelle tente, davantage de souffrances, davantage de maladies et des humiliations répétées.
Nous avons déjà vécu une fois le déplacement, lorsque nous avons déménagé vers le sud, où nous avons perdu notre dignité, vécu dans des tentes déchirées et vu les maladies se propager parmi les enfants et les femmes. Revivre ce scénario serait extrêmement difficile, tant physiquement que psychologiquement."
"Bien sûr, nous avons peur", indique de son côté Imad Almadhoun. "Mais la peur nous accompagne depuis la première semaine de la guerre. Et malgré cela, nous continuerons à servir notre peuple jusqu'au dernier moment, car c'est notre communauté et nous ne pouvons pas l'abandonner.".

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