« S’il n’est pas irréprochable, le cinéma aura du mal à envoyer des messages » : l’Acid organise une table ronde autour des violences sexistes et sexuelles

Plus question à Cannes, toutes sections confondues, de cacher sous le tapis les violences et harcèlement sexistes et sexuels (VHSS). En deux jours, deux affaires ont prouvé la capacité du festival à réagir vite et collectivement en écartant les personnes mises en cause. Après la sélection officielle mercredi, qui a interdit de Croisette l’un des acteurs du film Dossier 137, accusé de viol par trois anciennes compagnes, l’association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid) a envoyé jeudi 15 mai un communiqué stipulant la mise en retrait de son vice-président, Reza Serkanian.

Lors d’une table ronde organisée la veille par le CNC, un témoignage a mis en cause le cinéaste pour « des faits graves pouvant s’apparenter à des violences sexuelles ». L’Acid a rapidement pris les mesures conservatoires et lancé une enquête interne. « Nous avons pu aller vite, en concertation avec 50/50 et #MeToo médias, car beaucoup de personnes de l’association sont formées », souligne Pauline Ginot, sa déléguée générale.

Ces deux exemples, significatifs du changement en cours, ont largement été évoqués lors de la table ronde organisée ce vendredi 16 mai par l’Acid, avec Erwan Balanant, rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur les violences commises dans le secteur de la culture et des représentant.e.s d’organisations professionnelles dans le secteur de la production, de la réalisation et de la diffusion.

Animée par Emmanuelle Dancourt, présidente de #MeToo médias et victime de Gérard Depardieu, la discussion, très concrète, a permis d’identifier ce qui fonctionne et les « trous dans la raquette » à toutes les étapes de la chaîne de fabrication des films.

Des outils existent déjà, notamment mis en place par le CNC, qui conditionne les aides au suivi de formations de prévention contre les VHSS, ou, comme l’a rappelé la représentante du SPIAC-CGT présente dans la salle, avec le CCHSCT-cinéma, un espace de dialogue dédié à ces questions. D’autres, comme le recours aux coordinateur.ices d’intimité, sont encore trop peu utilisés en France.

Le droit du travail, cadre primordial pour lutter contre les VHSS

Au rang des avancées, figure une plus grande parité dans les écoles de cinéma qui, selon Jérôme Enrico, cinéaste de l’ARP et directeur de l’ESEC (École de cinéma et audiovisuel), permet « d’atténuer les problèmes ». Pour Erwan Balanant, il faut aller encore plus loin en intégrant aux cursus des modules sur le droit et le Code du travail, notés et évalués comme le reste.

Tous s’accordent sur ce point : le droit du travail est un cadre primordial pour lutter contre les VHSS. Or, dans beaucoup de cas, notamment au moment de l’écriture d’un film ou de sa promotion, il n’existe souvent pas de contrat de travail qui protège les potentielles victimes de violences sexuelles ou morales. « Si on se bat pour être rémunéré pendant le film, c’est aussi pour voir un lien qui oblige l’employeur », témoigne Pamela Varela, cinéaste de l’ACID. Parmi les professions qui échappent à la réglementation figure celle d’agent, à l’interface des « talents » et de la production, qui échappent à l’obligation de formation contre les VHSS.

Difficile de voir de l’extérieur, au-delà des affaires médiatisées, tous les leviers qui permettent d’améliorer l’accompagnement des victimes. Que se passe-t-il par exemple si un tournage est interrompu par une affaire de VHSS ? On se souvient de cas où les producteur.ices avaient étouffé une affaire pour ne pas compromettre la carrière du film, chaque jour de tournage interrompu étant très coûteux pour la production. « Il faut obtenir une clause assurantielle opérante pour faciliter la bonne prise en charge des interruptions de tournage », pointe Caroline Bonmarchand, productrice du film Je le jure de Samuel Theïs, réalisateur visé par une plainte pour viol et écarté de la promotion.

« On abandonne l’excuse du génie »

Dans le jargon professionnel, Je le jure fait partie des films dits « abîmés », c’est-à-dire entachés par des comportements problématiques, soit pendant le tournage, soit avant ou après. C’est le cas, à l’extrême, de Belle de Benoît Jacquot et de CE2 de Jacques Doillon, durablement enterrés, les comédiens ayant refusé d’assurer la promotion, ou d’Alphonse de Nicolas Bedos, sorti à bas bruit par Prime vidéo.

On peut aussi, comme l’a fait Caroline Bonmarchand avec Je le jure, jouer la carte de la transparence et gérer la situation : « en tant que cheffe d’entreprise, je dois assurer la sécurité de l’ensemble de mes employés mais aussi du mis en cause ». Et comme l’a souligné Emmanuelle Dancourt, « il ne faut pas confondre le droit du travail et le droit pénal. Le droit du travail ne connaît pas la présomption d’innocence ».

Un argument à opposer à celles et ceux qui crient au lynchage médiatique des mis en cause et parlent de « laisser la justice faire son travail ». Et la présidente de #MeToo médias d’ajouter : « lutter contre les VHSS ne nuira pas à notre créativité ».

Bien au contraire, d’autant que depuis le César de la meilleure réalisation remis à Roman Polanski en 2020 ou même la présence à Cannes de Johnny Depp en 2023, la société fait des pas de géant. « Le seuil de tolérance de la société a évolué, on abandonne l’excuse du génie, l’impunité, conclut Erwan Balanant. Ce monde qui change, c’est vous qui êtes en train de le faire changer. S’il n’est pas irréprochable, le cinéma aura du mal à donner des messages ».

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