Federico Luis, réalisateur : « Tourner un film en Argentine, c’est un acte de résistance »
Il n’est pas si loin, le temps où le « nouveau cinéma argentin » s’imposait fièrement sur la scène mondiale. Aujourd’hui, l’industrie cinématographique du pays est en proie aux réformes budgétaires assassines du gouvernement de Javier Milei. Dans ce contexte de crise majeure, la sortie en salle de Simon de la montaña, premier long métrage du jeune réalisateur argentin Federico Luis, prend la forme d’un acte de résistance. Le film, tourné à Mendoza, au cœur de la cordillère des Andes, s’ouvre sur un paysage montagneux que l’on ne verra pourtant à l’écran que quelques minutes.
Très vite, la caméra se resserre sur le visage de Simon, un adolescent intrigant et mutique. C’est là, dans cette montagne immense et venteuse qu’il se lie d’amitié avec un groupe de jeunes en situation de handicap mental. Sans livrer vraiment ses intentions, il décide de les suivre, de les imiter, et tente de s’intégrer parmi eux. À travers lui, le film dépeint un univers où la norme est hors-norme, et où la liberté s’invente. Laissant planer l’ambiguïté, le film, lauréat du Grand Prix de la critique à Cannes l’année dernière, interroge avec justesse et audace notre rapport au handicap, à la marge et à l’altérité.
Vous avez tourné le film dans la cordillère des Andes, un décor naturellement spectaculaire, mais vous ne captez finalement que les corps, les regards, les silences…
Au départ, je pensais filmer le paysage avec des plans très larges. Mais plus je cernais les personnages, plus ils devenaient le cœur du film. J’ai donc rapproché la caméra de leurs visages, parce que c’est là que tout se jouait. Ces plans permettent de questionner les intentions de Simón, d’explorer des nuances, de capter ce qui échappe. La montagne fonctionnait mieux en arrière-plan, car filmer les visages reste pour moi ce qu’il y a de plus fascinant. Ce choix était aussi pratique : nous avons tourné le film en quinze jours, et les plans serrés sont plus rapides et moins coûteux à réaliser que les plans larges.
Comment avez-vous dirigé les acteurs pour maintenir cet équilibre entre spontanéité et écriture ?
Les acteurs débutants, surtout ceux en situation de handicap, ont été les plus simples à diriger. On m’avait conseillé de confier leurs rôles à des professionnels, par souci de maîtrise, mais ce sont eux qui ont livré les performances les plus justes. Ils s’amusaient et constituaient une source inépuisable de jeu. Pehuén Pedre, qui joue son propre rôle, guidait l’acteur Lorenzo Ferro, et validait la justesse des scènes. Et ce qui rendait l’expérience encore plus forte, c’est que pour beaucoup, il s’agissait de leur première proposition de travail. Cette idée m’a donné beaucoup de force, tout prenait davantage de sens.
Le film évoque aussi une solitude très particulière, celle d’un jeune homme qui veut faire partie d’un groupe à tout prix. Est-ce un film sur le besoin d’appartenance ?
Oui, clairement. Tout ce que Simon fait répond à une quête de légitimité, de place. Il la trouve au sein d’un groupe atypique, ce que sa mère ne comprend pas. C’est pour ça qu’il veut ce certificat de handicap : c’est une manière de valider son identité, et elle est profondément liée au sentiment d’appartenance au groupe qui le fait se sentir bien. Ce qui le touche chez eux, c’est leur relation très forte avec la liberté, qu’il sent ne pas avoir et qu’il cherche.
La posture de Simon est ambiguë, parfois inconfortable. Comment avez-vous construit ce personnage ?
J’ai beaucoup travaillé là-dessus, et j’ai trouvé très important de construire un personnage contrasté. Au début, Simon prend une décision dont il sait qu’elle sera inconfortable, mais qui lui plaît malgré tout. Les premières versions du scénario étaient surtout centrées sur sa gêne, puis je me suis rendu compte qu’il fallait aussi écrire des scènes où il se sent bien, pour créer un vrai contraste. Ce que je trouve intéressant, c’est que son plaisir ne coïncide pas toujours avec ce que le spectateur peut ressentir face à lui.
Quelles responsabilités implique le fait de tourner un film avec une communauté marginalisée ?
Je me demande constamment à quel moment je suis violent en filmant des personnages. Mais je crois que tout repose sur la relation qu’on construit avec les personnes que l’on filme. Il ne s’agit pas d’être exactement comme elles, mais de créer un lien sincère, une relation dans laquelle chacun trouve du plaisir. On confond souvent la question « de quel droit fait-on ce film ? » et la question « comment choisit-on de le faire ? ». Tout dépend de la manière dont on fait les choses. Cette nuance, on la ressent profondément dans le film.
Simon apparaît comme un personnage en marge, qui résiste à une certaine norme sociale. Le percevez-vous comme une figure de résistance ?
Oui, c’est un personnage qui éveille et appelle une forme de résistance chez les spectateurs. Il incite à remettre en question des idées souvent considérées comme acquises ou immuables. Le film interroge notamment les stéréotypes liés aux capacités humaines et aux corps, en particulier ceux des personnes en situation de handicap. Et quand Simón prend conscience de son désir profond, il le défend avec une grande force. C’est puissant de voir des personnages résister aux règles qui les empêchent de devenir ce qu’ils souhaitent être.
Que signifie réaliser un film en Argentine aujourd’hui ?
C’est presque un miracle, honnêtement. Le film est sorti sous le gouvernement actuel, mais on l’a tourné à la fin du précédent, qui soutenait encore un peu l’Institut du Cinéma. Aujourd’hui, je prépare un deuxième film, et tout est devenu très difficile : il faut trouver tous les financements à l’étranger, les rapatrier, payer des taxes… tout est contre nous. Malgré tout, je me dis que tourner un film en Argentine, c’est un acte de résistance. Un peu comme le fait Simon. Je veux résister à l’idée qu’on ne peut plus faire de cinéma argentin.
Revendiquez-vous donc Simón de la montaña comme un film politique ?
Oui. En occident, tout ce qui est autre, différent et qui ne nous ressemble pas est systématiquement mis de côté. C’est une forme de fascisme, subtile mais assez claire, qui repose sur une logique de domination et un mécanisme capitaliste puissant. Le film est politique en ce sens-là : même sans discours explicite, la politique traverse les personnages et donc le film. Aujourd’hui, en Argentine, faire un film est déjà un acte profondément politique, une forme de rébellion, parce que tout est fait pour que ce soit impossible. Alors que le gouvernement voudrait que la population argentine reste endormie, anesthésiée, le cinéma a ce pouvoir-là : contester, réfléchir, faire circuler des idées.
Simon de la montaña de Federico Luis, Argentine, Chili, Uruguay, 1 h 38
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