"La Russie est devenue une menace pour la France et pour l'Europe" : pourquoi Emmanuel Macron durcit le ton face à Vladimir Poutine

Un ton solennel et frontal. Devant 15 millions de téléspectateurs, mercredi 5 mars, Emmanuel Macron a affirmé que la Russie était "devenue une menace pour la France et pour l'Europe", dès le début d'une allocution consacrée à la guerre en Ukraine et la défense européenne. En réaffirmant son soutien au "peuple ukrainien qui lutte avec courage pour sa liberté", le chef de l'Etat s'est aussi adressé à Moscou, qu'il accuse de "tester nos limites dans les airs, en mer, dans l'espace et derrière nos écrans. Cette agressivité ne semble pas connaître de frontières".

"Si un pays peut envahir impunément son voisin en Europe, alors personne ne peut plus être sûr de rien. C'est la loi du plus fort qui s'applique et la paix ne peut plus être garantie sur notre continent même", a encore avancé Emmanuel Macron. Ce discours, perçu comme "va-t-en-guerre" par une partie de l'opposition, tranche avec la position conciliante endossée au début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022. "Il ne faut pas humilier la Russie, pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie diplomatique", jugeait-il à l'époque, ce qui avait jeté un froid sur la relation entre Kiev et Paris. Cette fois, c'est le Kremlin qui est froissé et a dénoncé jeudi une "menace" contre la Russie. "Cela donne le sentiment que la France veut que la guerre continue", a-t-il ajouté.

"Emmanuel Macron avait l'espoir, comme d'autres dirigeants occidentaux, d'avoir une relation spéciale avec Vladimir Poutine, pensant pouvoir le raisonner, explique Ulrich Bounat, chercheur associé du groupe de réflexion Open Diplomacy. Mais force est de constater que ça n'a pas fonctionné." Reste que ce changement d'attitude n'est pas tout à fait nouveau "mais progressif", pointe le spécialiste. Après le massacre de Boutcha, près de Kiev, en avril 2022, le président français avait assuré que "les autorités russes devr[aien]t répondre de ces crimes". Deux ans plus tard, en février 2024, il évoquait l'envoi potentiel de troupes occidentales en Ukraine, assumant "une ambiguïté stratégique". Tout en nuançant : "Nous ne sommes pas dans l'escalade, nous ne sommes pas en guerre contre la Russie."

Des doutes sur "l'assurance-vie américaine" 

Le ton comme le fond ont été plus tranchés, mercredi. "La Russie du président Poutine viole nos frontières pour assassiner des opposants, manipule les élections en Roumanie, en Moldavie", "organise des attaques numériques contre nos hôpitaux" et "tente de manipuler nos opinions avec des mensonges diffusés sur les réseaux sociaux", a cité pêle-mêle Emmanuel Macron, avant de conclure : "Face à ce monde de dangers, rester spectateur serait une folie." Une première pour le président, qui n'avait jamais lui-même accusé Moscou de mener des cyberattaques en France, bien que certaines opérations des renseignements russes soient documentées. Selon Ulrich Bounat, "pendant très longtemps, la perception en Europe de l'Ouest était que les actions de la Russie ne nous concernaient pas directement"

"Rendre cette menace plus perceptible, c'est faire comprendre la gravité de la situation."

Ulrich Bounat, spécialiste de l'Ukraine

à franceinfo

Car la situation géopolitique a évolué. Emmanuel Macron a parlé de "nouvelle ère", en référence au revirement américain sur la guerre en Ukraine décidé par Donald Trump, qui a annoncé suspendre son aide militaire à Kiev et tient les Européens à l'écart des discussions de paix. Cette décision s'inscrit dans le contexte du récent rapprochement entre Washington et Moscou, qui a atteint son point d'orgue le 28 février avec l'altercation entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump dans le Bureau ovale, devant les caméras. "A ce moment-là, les opinions publiques européennes ont pris conscience que l'assurance-vie américaine n'était plus aussi concrète qu'avant, observe Ulrich Bounat. Avec l'attitude de Trump, on a réalisé qu'une menace, qui pouvait être écartée d'un revers de main avant, était beaucoup plus réelle." 

Un "agenda" pour une Europe souveraine

"Je veux croire que les Etats-Unis resteront à notre côté, mais il nous faut être prêts si tel n'était pas le cas", a d'ailleurs souligné Emmanuel Macron, alors que Donald Trump a répété que les pays de l'Otan se reposaient trop sur Washington pour leur sécurité. "Nous restons attachés à l'Otan, mais il nous faut (...) renforcer notre indépendance en matière de sécurité et de défense", a donc réagi Emmanuel Macron pendant son allocution. "A partir du moment où on a un Trump qui devient transgressif et égoïste, on est obligé de rentrer dans une relation de dialogue et de fermeté pour qu'il nous prenne au sérieux", analyse Maxime Lefebvre, professeur de relations internationales à l'Ecole supérieure de commerce de Paris. D'autant que sur la souveraineté européenne, "c'est un agenda que le président français pousse depuis huit ans", ajoute-t-il. 

"La politique de Donald Trump, c'est du pain béni pour Emmanuel Macron : ça donne raison à tous ceux qui plaident pour une Europe plus autonome."

Maxime Lefebvre, spécialiste des relations internationales

à franceinfo

"Le chef de l'Etat souhaite continuer à incarner ce leadership pour lequel il est légitime, car il porte ce projet depuis longtemps", soutient Ulrich Bounat. Les autres dirigeants européens ont depuis, aussi, hissé la défense du Vieux Continent au rang de priorité, dont le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, alors que Berlin voyait historiquement les Etats-Unis comme le garant de leur sécurité. Ceux de l'Union européenne consacrent d'ailleurs un Conseil européen spécial à la défense et à l'Ukraine, jeudi. "Le message d'Emmanuel Macron porte d'autant plus que tout le monde est, à peu de choses près, prêt à l'entendre", estime le spécialiste.

Tenir cette ligne est aussi un moyen d'envoyer un message outre-Atlantique, selon Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas-More : "Ne rien faire et ne rien dire ne semble pas être un moyen d'attirer l'attention des Etats-Unis. A l'intérieur même d'une alliance, il y a des rapports de force. Il faut peser même dans celles qui semblent compromises." Et pour Maxime Lefebvre, "on ne peut pas être pris au sérieux si on n'a pas une puissance militaire"

Pour une Europe plus forte face à des menaces existentielles, il faudra "des investissements supplémentaires" en matière de défense, a affirmé Emmanuel Macron, prévoyant qu'il faudrait "des réformes, des choix, du courage". "Cette fois, ça va au-delà du soutien à l'Ukraine, c'est l'Europe qui est en jeu. A partir du moment où il faudra fournir des efforts, il pourra y avoir un effritement dans l'opinion publique", anticipe Jean-Sylvestre Mongrenier. Un moyen de l'éviter ? "Mobiliser les esprits."