"Il y a l'idée que la force doit l'emporter sur le droit" : comment Donald Trump bouscule l'ordre mondial en place depuis 1945
"L'ordre mondial d'après-guerre n'est pas seulement obsolète : il est désormais une arme utilisée contre nous." Par cette phrase prononcée le 15 janvier lors de son audition devant le Sénat à Washington, Marco Rubio, désormais chef de la diplomatie américaine, a annoncé la couleur : pas question pour Donald Trump de se plier au système international issu de la Seconde Guerre mondiale. Une position que le président des Etats-Unis devrait rappeler devant le Congrès, mardi 4 mars, à l'occasion de son discours de politique générale. Du Moyen-Orient à la Russie, de l'Europe au Canada, le républicain a bousculé en quelques semaines les principes qui régissaient depuis huit décennies les relations internationales.
En 1945, à la fin du conflit, "les Etats-Unis ne veulent pas refaire l'erreur des années 1920, quand, repliés sur eux-mêmes, ils ont laissé le Vieux Continent aux prises avec le fascisme et le nazisme", rappelait en 2017 le journaliste Alain Frachon dans Le Monde. "Ils façonnent un 'ordre libéral' fondé sur des valeurs communes : Etat de droit, démocratie politique, économie de marché, libre-échange commercial." Des organisations internationales, comme les Nations unies (ONU) et la Banque mondiale, voient le jour, tandis que les Alliés s'unissent au sein de l'Otan face au bloc soviétique. Malgré l'effondrement de l'URSS en 1991 et l'émergence de nouvelles puissances, le système mis en place demeure.
"Une approche transactionnelle"
C'est sans compter sur Donald Trump, de retour aux manettes de la première puissance mondiale. "Pendant son premier mandat [2016-2020], il s'était contenté de déchirer ce qu'avait fait son prédécesseur, Barack Obama [l'accord sur le climat et celui du nucléaire iranien]", a expliqué en février l'ancien chef de l'Etat François Hollande, interrogé par Le Monde. "Désormais, son ambition est d'écrire une page totalement nouvelle dans l'histoire des relations internationales."
L'altercation entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump dans le Bureau ovale, devant les caméras, en constitue la plus fracassante illustration. Le président américain a menacé son homologue ukrainien de le "lâcher" face à la Russie, l'accusant d'ingratitude et de "jouer avec la Troisième Guerre mondiale". "En tant qu'Européens, nous pouvons en tirer la conclusion que les Etats-Unis ne sont plus nos alliés. C'est un changement extraordinaire par rapport à tout l'ordre international qui a été créé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. C'est un choc. Nous ne pouvons plus faire confiance aux Etats-Unis pour défendre non seulement nos intérêts, mais aussi nos valeurs", a estimé sur RFI Christian Lequesne, chercheur et spécialiste de la diplomatie européenne.
/2025/03/04/000-36yx36x-67c6cba1ee55b676665578.jpg)
"C'est l'approche transactionnelle de Donald Trump sur la question ukrainienne qui a beaucoup choqué les Européens", analyse Gesine Weber. Pour la chercheuse au German Marshall Fund of the United States, centre de réflexion atlantiste basé aux Etats-Unis, "on observe un retour à une politique fondée sur l'idée de puissance dure, beaucoup plus sur la consultation entre les alliés".
L'épisode a accentué une dynamique déjà bien engagée par la nouvelle administration américaine. Le 24 février, au Conseil de sécurité de l'ONU, les Etats-Unis et la Russie ont voté ensemble une résolution réclamant la fin rapide du conflit entre Moscou et Kiev, sans mentionner l'intégrité du territoire ukrainien. "Donald Trump envisage les Etats-Unis comme une puissance sans alliés privilégiés", observe Nicole Gnesotto, historienne et vice-présidente de l'institut Jacques-Delors. "Ce qui existe, ce sont les alliances ponctuelles."
"Donald Trump abandonne les Européens aux mains de la Russie."
Nicole Gnesotto, historienneà franceinfo
Le vote américain reflète "l'idée que la force doit l'emporter sur le droit", complète Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l'université Paris-Panthéon-Assas. "Ça revient à s'asseoir sur le droit international, au sein même de l'organe qui le produit, et à considérer que la prédation est supérieure à la souveraineté", ajoute-t-il. C'est aussi cette logique que le républicain suit lorsqu'il menace d'annexer le canal du Panama et le Groenland, ou qu'il propose de "prendre le contrôle de la bande de Gaza" pour en faire "la Côte d'Azur du Moyen-Orient", tout en expulsant les Palestiniens. Pour lui, "le plus faible doit se plier", résume Jean-Vincent Holeindre.
Certes, Donald Trump suit parfois un chemin déjà tracé par ses prédécesseurs. "Barack Obama se désintéressait de l'Europe et avait fait le pivot vers l'Asie. Joe Biden était revenu à une relation plus transatlantique, mais le Pacifique restait la priorité", rappelle ainsi Maxime Lefebvre, ancien ambassadeur et professeur de relations internationales à l'Ecole supérieure de commerce de Paris. "L'Europe occupe une position de moins en centrale dans la politique étrangère américaine. Elle est passée du stade impérial à celui de subordonné, puis de provincialisé."
/2025/02/28/000-sapa990303273390-67c193af973b5785136320.jpg)
Donald Trump a accentué cette évolution en répétant que les pays de l'Otan se reposaient trop sur les Etats-Unis pour leur sécurité, les appelant à augmenter leur budget de défense à 5% du PIB. De quoi bousculer le Vieux Continent : la défense européenne est devenue "la priorité absolue" pour le futur chancelier allemand, Friedrich Merz, alors que Berlin voyait historiquement les Etats-Unis comme les garants de leur sécurité. Même le Danemark, l'un des pays les plus atlantistes de l'Union européenne (UE), semble partisan à un effort accru en la matière. "Là où Emmanuel Macron a toujours porté un projet de défense européenne fort, la volte-face des autres dirigeants montre que la présidence Trump a perturbé les principes auxquels croyaient les Européens", juge Gesine Weber.
"La destruction de l'Occident par son chef"
Si elle n'est pas si surprenante, la fracture avec l'Amérique de Trump s'avère brutale, selon la chercheuse, pour qui "le moment révélateur a été le discours du vice-président américain, J.D. Vance, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité". En affirmant que la menace pour l'Europe venait d'elle-même, en dénonçant "un recul" de la liberté d'expression sur le Vieux Continent, "il a remis en question le libéralisme à l'européenne et les démocraties libérales", souligne Gesine Weber.
La diplomatie n'est pas la seule à faire les frais de l'offensive trumpiste. Régulièrement depuis son retour au pouvoir, le président américain annonce une nouvelle hausse des droits de douane visant pêle-mêle l'Union européenne, le Canada, la Chine et le Mexique. Il s'agit là encore d'une rupture après des décennies de libre-échange et d'un rejet de l'accord commercial entre Washington, Mexico et Ottawa (Aceum, qui a remplacé l'Alena).
"Il est en train de renforcer le protectionnisme, sans aucune vision d'un ordre pour le remplacer. C'est un 'dealmaker' [négociateur], il a une vision de businessman."
Nicole Gnesottoà franceinfo
"On savait que l'ordre occidental qui dominait le monde était fragilisé par la montée de l'agressivité de la Russie, de la Chine, des effets du réchauffement climatique…, affirme Nicole Gnesotto. Mais ce qu'on n'avait pas vu venir, c'est la destruction de l'Occident par le chef de l'Occident." Jean-Vincent Holeindre estime, lui, que "la crise des démocraties libérales souligne par contraste l'idée, dangereuse, qu'il faudrait s'associer aux régimes autoritaires. Et que l'intérêt national, notamment économique, prime sur le droit international".
Un unilatéralisme poussé à l'extrême
Ces choix s'inscrivent dans la politique d'"America First" ("L'Amérique en premier"), mantra de Donald Trump. "Joe Biden plaçait aussi les intérêts nationaux en premier, mais les Etats-Unis suivaient les règles internationales, jusqu'ici, car ça leur permettait d'atteindre leurs objectifs plus facilement", expose Gesine Weber. Ainsi, la politique favorable aux énergies renouvelables et aux voitures électriques sous le récent mandat démocrate a menacé la filière automobile européenne et mécontenté les Vingt-Sept, comme le rapporte Foreign Policy, mais elle continuait de s'inscrire dans l'accord de Paris (dont Donald Trump a de nouveau décidé de sortir).
"L'effondrement du multilatéralisme et de l'ordre international basé sur des règles, c’est très lié à la présidence Trump."
Gesine Weber, chercheuse au German Marshall Fund of the United Statesà franceinfo
Maxime Lefebvre précise toutefois que "l'unilatéralisme a toujours existé dans la politique américaine". Et le chercheur de citer Madeleine Albright, l'ancienne secrétaire d'Etat démocrate (1997-2001) de Bill Clinton : "Multilatéraux quand nous le pouvons, unilatéraux quand nous le devons." Sans oublier le choix du président républicain George W. Bush "d'intervenir en Irak en 2003, sans l'aval du Conseil de sécurité de l'ONU". Pour autant, l'ancien ambassadeur estime que "Donald Trump est beaucoup plus égoïste".
Une stratégie "pas claire"
Reste que la stratégie du président américain "n'est pas claire", affirme Nicole Gnesotto. "Il avait une obsession sur la Chine pendant son premier mandat et sa campagne, il n'en a presque pas dit un mot depuis son retour au pouvoir, poursuit-elle. Sur l'Ukraine, il peut changer d'avis dans quinze jours si les Russes ne répondent pas à ses avances." Donald Trump fait preuve, par ailleurs, d'une "contradiction énorme" lorsqu'il cherche à la fois à normaliser les relations entre Israël et l'Arabie saoudite, tout en proposant de déplacer les Gazaouis, ce que Ryad ne peut pas accepter, remarque l'ancien ministre des Affaires étrangères français Hubert Védrine, interviewé sur France Culture.
Voilà pourquoi les observateurs interrogés par franceinfo ne peuvent se prononcer sur un bouleversement de l'ordre mondial à long terme. Néanmoins, pour Jean-Vincent Holeindre, "il y a de quoi s'inquiéter, car la préservation des équilibres internationaux pendant quatre-vingts ans a permis d'empêcher une guerre majeure". Les Etats-Unis ne sont du reste pas les seuls à envisager un nouveau système. "On dit parfois que les puissances émergentes des Brics sont 'un cartel d'ambitions souverainistes'", observe Maxime Lefebvre.