Guerre en Ukraine : pourquoi le vote commun des Etats-Unis et de la Russie à l'ONU est un tournant historique pour le conflit et pour la diplomatie mondiale

Un tournant diplomatique, trois ans jour pour jour après le début de l'invasion russe. Les Etats-Unis ont voté main dans la main avec la Russie au Conseil de sécurité des Nations unies (ONU), lundi 24 février, en faveur d'une résolution pour une paix rapide en Ukraine, dont la formulation ne contenait ni condamnation de Moscou, ni défense des frontières ukrainiennes. Un peu plus tôt, en assemblée générale, les Etats membres de l'ONU ont dû se prononcer sur deux textes concurrents sur le conflit, l'un porté par Washington, l'autre par Kiev. Tous deux ont été adoptés, mais les Etats-Unis ont voté contre le second, rejoignant là encore la Russie. Une prise de position inédite, qui illustre le retournement de la politique américaine vis-à-vis de cette guerre depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche.

Lundi, dans la matinée, une première résolution préparée par l'Ukraine et ses alliés européens a été adoptée à l'assemblée générale – dont le rôle est consultatif – par 93 voix pour, 18 contre et 65 abstentions. Le texte exigeait que Moscou "retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien", ainsi que la fin immédiate des "hostilités menées par la Russie contre l’Ukraine".

Ce succès pour Kiev et ses soutiens a été terni par le choix des Etats-Unis de voter contre, aux côtés, entre autres, de la Russie. Après avoir salué un vote "historique" sur X, le ministre des Affaires étrangères ukrainien a glissé que "l'Ukraine et la communauté internationale remarqueront sans doute aussi la décision des parties qui ont voté contre ce texte". A l'inverse, le Kremlin a salué mardi "une position beaucoup plus équilibrée" de Washington, "qui se concentre réellement sur les efforts visant à résoudre le conflit ukrainien".

Un écart qui se creuse avec les autres alliés historiques de l'Ukraine

Les Etats-Unis ont, de leur côté, soumis à l'assemblée générale une résolution concurrente réclamant la fin rapide du conflit, mais sans référence à l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Le très court texte n'a pas été mis aux voix tel quel, car il a été largement modifié par plusieurs amendements de pays européens. Dans sa version finale, il mentionnait la responsabilité de la Russie dans le conflit, l'attachement au respect des frontières ukrainiennes et la volonté d'une "paix juste". Le texte modifié a été adopté par 93 voix pour, 8 contre et 73 abstentions, dont celle... des Etats-Unis.

Cette concurrence à l'ONU illustre l'écart qui se creuse entre Washington et ses alliés sur le dossier ukrainien depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Le président américain a entamé un rapprochement avec le Kremlin, en tenant les Européens et l'Ukraine à l'écart. Il va désormais jusqu'à reprendre la rhétorique de son homologue russe, Vladimir Poutine, en qualifiant Volodymyr Zelensky de "dictateur" et en lui attribuant la responsabilité de la guerre.

Après l'adoption de cette seconde résolution, les représentants d'une trentaine d'alliés de l'Ukraine ont salué dans un message conjoint "le message fort" envoyé par l'Assemblée générale. "Toute paix qui risque de récompenser l'agression augmente le risque que n'importe quel pays dans le monde subisse une agression similaire", ont-ils insisté, évoquant la menace d'un "précédent".

Mais le texte américain original – 83 mots seulement, pointe l'ONU – a ensuite été soumis au Conseil de sécurité, seul organe dont les décisions sont contraignantes. Cette fois-ci, les amendements déposés par les cinq pays européens (dont la France) ont été rejetés et la résolution a été adoptée telle quelle, par 10 voix pour, dont celles des Etats-Unis et de la Russie, et aucune contre, les pays d'Europe choisissant l'absention. Une première depuis le début de la guerre. "C'est historique", assure Romuald Sciora, essayiste et directeur de l'observatoire politique et géostratégique des Etats-Unis à l'Iris. "Les Américains auraient pu s'abstenir d'intervenir de manière aussi forte à l'ONU, mais ils ont voulu marquer le coup en montrant que l'ordre international était caduc."

"On est revenus à un ordre où les alliances sont de circonstance."

Romuald Sciora, directeur de l'observatoire politique et géostratégique des Etats-Unis à l'Iris

à franceinfo

"Les Etats-Unis ont démontré que toutes les décisions prises auparavant par le Conseil de sécurité étaient obsolètes", poursuit Romuald Sciora. "Nous sommes fiers que le Conseil de sécurité" ait adopté "un accord historique, un jalon, le premier en trois ans", a d'ailleurs salué l'ambassadrice américaine par intérim, Dorothy Shea, alors que l'instance était paralysée jusqu'à présent sur ce dossier par le droit de veto russe. "Cette résolution représente un chemin vers la paix, (...) ce n'est pas un accord de paix qui coûte quoi que ce soit", a-t-elle également justifié. Le Kremlin a, de son côté, dit espérer "qu'à la suite des contacts entre les Européens et les Américains, l'Europe gravitera vers un plus grand équilibre".

"Pas de leader en Europe" pour faire face à Washington

Reste que les Etats européens se sont abstenus, y compris la France et le Royaume-Uni, qui auraient pu choisir de bloquer l'adoption en utilisant leur veto pour la première fois depuis 1989. "Ils sont terrorisés, juge Romuald Sciora. Il n'y a pas de leader en Europe en ce moment pour parler d'une voix forte aux Américains, et donc les Européens se sont couchés par peur de représailles", dont la menace de droits de douane, l'épée de Damoclès placée par Donald Trump au-dessus du Vieux continent.

A l'issue du vote, l'ambassadrice britannique auprès des Nations unies, Barbara Woodward, a fustigé une guerre "illégale, une violation claire de la Charte de l'ONU et une menace pour les principes fondateurs" de l'organisation. "Personne ne veut la paix plus que l'Ukraine, mais les termes de cette paix ont leur importance", a-t-elle ajouté. Son homologue français, Nicolas de Rivière, a insisté pour "une paix qui ne peut en aucun cas être synonyme de capitulation de l'agressé".

Même si l'Europe a gagné à l'Assemblée générale, "les diplomates européens vont s'inquiéter que la Russie et les Etats-Unis dirigent d'autres résolutions sur l'Ukraine vers le Conseil de sécurité, y compris pour soutenir un éventuel accord concocté par Trump et Poutine", estime Richard Gowan, directeur chargé des Nations unies au sein de l'ONG International Crisis Group, cité par l'AFP. Outre les répercussions sur la guerre entre l'Ukraine et la Russie, "lundi a été enterré le vieux système multilatéral instauré par les Etats-Unis en 1945, estime Romuald Sciora. C'est un retour en arrière entériné devant la face du monde".