Lucas Lévy-Lajeunesse : « La Brav-M incarne la réponse du pouvoir face à la contestation sociale »

Membre de la Ligue des droits de l’homme et professeur de philosophie, Lucas Lévy-Lajeunesse participe à l’Observatoire parisien des libertés publiques créé en 2019 par la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat des Avocats de France, pour documenter l’action de la police, notamment lors des manifestations. Son livre la Police contre la démocratie. Politiques de la Brav-M1 est nourri de l’observation des pratiques singulières de cette brigade mobile, constituée de binômes à moto.

Votre livre porte sur la Brav-M, pourquoi avoir choisi de vous concentrer sur cette brigade en particulier ?

Lucas Lévy-Lajeunesse

Professeur de philosophie et membre de la Ligue des droits de l’homme

La Brav-M a été créée en 2019, en plein mouvement des gilets jaunes, alors que la question des violences policières se posait de manière inédite dans le débat public. Les autorités auraient pu chercher à rassurer, mais elles ont choisi de créer une brigade violente, au style expressif et intimidant, qui rappelle les voltigeurs, responsables du meurtre de Malik Oussekine en 1986.

Il y avait quelque chose de l’ordre de la provocation dans cette volonté d’afficher une posture répressive. La Brav-M est donc emblématique des orientations policières actuelles. Elle incarne la réponse du pouvoir face à la contestation sociale : exacerber les tensions, intimider, dissuader et violenter les publics qui protestent en mobilisant face à eux des polices brutales aux allures de brigades de choc.

Vous soulevez un paradoxe : le foisonnement de littérature critique à l’égard de la police pourrait être contre-productif. Pourquoi ?

C’est une interrogation qui m’a accompagné tout au long de l’écriture de mon livre. Il est évidemment indispensable de documenter et dénoncer les violences policières. Mais au vu de leur récurrence, en les visibilisant, on s’expose à au moins deux écueils.

D’une part, accoutumer le public, qui pourrait finir par trouver normales des situations inacceptables. On remarque que certaines violences policières, pourtant médiatisées, ne suscitent plus autant d’indignation qu’il y a quelques années. On peut donc craindre que les gens s’habituent, et que l’opinion publique finisse par tolérer l’inadmissible. D’autre part, en exposant les violences policières et les blessures qu’elles occasionnent, on risque de faire peur et de décourager les gens de s’engager et de manifester.

Vous qualifiez la Brav-M de paratonnerre, pourquoi ?

En 2023, une pétition pour la dissolution de la Brav-M a largement circulé, et cette dissolution était au programme du NFP. Mais la Brav-M, qui ne représente que le fleuron d’une tendance à l’œuvre dans toute l’institution policière, risque d’absorber des critiques qui ne devraient pas se limiter à elle. Et elle pourrait même peut-être un jour servir de fusible.

En quoi la création de la Brav-M est-elle symptomatique d’une doctrine française du maintien de l’ordre qui se démarque de celle de ses voisins européens

À la suite de la mort d’un manifestant contre le G7 à Gênes en 2001, le projet « Godiac », soutenu par l’Union européenne, visait à élaborer des doctrines de désescalade, c’est-à-dire des manières de faire baisser la tension au sein des manifestations. La France a refusé d’y participer. La hiérarchie policière est encore persuadée que le « maintien de l’ordre à la française », basé sur « la graduation dans l’usage de la force », reste une référence.

Mais des chercheurs ont montré que cette réponse graduée consiste en fait surtout à élever toujours d’un cran le niveau de violence en cas d’affrontement, ce qui produit souvent une escalade de la conflictualité. D’anciens policiers m’ont confié qu’à l’inverse, « parfois, en laissant faire, la situation s’apaise toute seule ». Par ailleurs, la doctrine de « mise à distance », qui était à l’œuvre il y a encore quelques années et visait à éviter les contacts, a laissé place à la volonté d’« impacter les manifestants », selon le mot d’ordre de Didier Lallement.

Ces évolutions stratégiques tendent à constituer les manifestants comme des ennemis aux yeux des policiers, alors que les CRS et les gendarmes mobiles apprenaient habituellement que ceux qui s’en prendraient à eux dans les manifestations seraient des « citoyens momentanément égarés ». Cette formule est critiquable car elle est dépolitisante et infantilisante, mais elle a l’avantage de signifier aux agents qu’ils n’ont pas pour mission de détruire un ennemi face à eux.

Je ne veux pas du tout dire par là que les CRS et les gendarmes mobiles soient irréprochables. Mais avec la Brav-M, que je considère comme la pointe avancée d’une tendance qui semble en position de force dans les institutions policières, les autorités ont choisi de faire encore pire.

Quel rôle joue la politique du chiffre dans ces stratégies de maintien de l’ordre ?

Les pratiques policières sont désormais articulées autour de l’objectif de faire du chiffre en multipliant les interpellations dans les manifestations. Cela a pu avoir pour objectif, explicitement formulé, de vider en partie les cortèges lors des manifestations des gilets jaunes. Ces pratiques concourent aussi à dissuader les manifestants par la peur, puisque les interpellés semblent souvent choisis de façon hasardeuse.

Sur le terrain, cette politique peut avoir pour effet d’envenimer des situations…

En effet, pour aller interpeller quelqu’un en plein milieu de la foule, les agents bousculent voire violentent les gens, ce qui produit de la tension. Ils se retrouvent ensuite souvent en difficulté au milieu de manifestants souvent solidaires de la personne interpellée. Cela les pousse souvent à faire usage de leurs armes ou à solliciter des charges de leurs collègues, pour les défaire de situations délicates qu’ils ont eux-mêmes créées.

Ces interpellations, dont la Brav-M s’est fait une spécialité, sont donc souvent désastreuses pour tout le monde. Didier Lallement reconnaît lui-même à demi-mot dans son livre que ces interventions compliquent les choses et ne servent en fait qu’à nourrir la communication gouvernementale autour du nombre d’interpellés.

Quelle formation reçoivent les agents de la Brav-M ?

La Brav-M est composée d’agents issus des compagnies d’intervention de la préfecture. Didier Lallement et Laurent Nuñez affirment qu’ils sont formés comme les CRS et les gendarmes mobiles, mais ce n’est pas du tout le cas. Ils suivent seulement quelques jours de stages et ont ensuite très peu d’entraînements. De plus, ces agents sont jeunes et peu expérimentés : affectés en région parisienne en début de carrière en attendant de retrouver leur région de prédilection. Enfin, la mobilisation dans la Brav-M se fait sur la base du volontariat et attire donc des agents en quête d’action et d’affrontement.

Cela se traduit-il dans leurs comportements individuels ?

Hors des manifestations, les agents de la Brav-M se voient attribuer des missions proches de celles de la BAC, qui réprime les jeunes des quartiers populaires. Ils aiment se filmer dans des mises en scènes reprenant les codes des films d’action, font des roues arrière ou font frotter leurs béquilles sur le bitume pour faire des étincelles. Certains postent leurs vidéos sur les réseaux sociaux où on les voit foncer et slalomer dans les rues en quadrillant les quartiers.

En manifestation, la Brav-M développe aussi un style tourné vers la démonstration spectaculaire. C’est pourquoi je considère qu’elle fait partie d’un ensemble de dispositifs que j’appelle les « polices de contre-manifestation » : elle ressemble à une bande de contre-manifestants quand elle se présente aux abords d’un rassemblement. Cette impression est renforcée par l’« autonomie tactique » de la Brav-M, qui permet aux agents de prendre l’initiative sur le terrain, en fonction de leur propre appréciation de la situation.

Vous signalez que la culture de la violence vient d’en haut à la Brav-M…

En 2019, au moment de nommer Didier Lallement à Paris, Laurent Nuñez, alors secrétaire d’État, parlait de « graves dysfonctionnements » à propos du fait que, lors d’une manifestation de gilets jaunes, les policiers avaient reçu l’instruction de faire un usage plus modéré des LBD…

On peut aussi penser à plusieurs hauts gradés : par exemple le commissaire S. qui, à la tête d’une Brav-M lors d’une manifestation fin 2020, a cassé le nez d’un journaliste en lui assenant un grand coup de matraque dans le visage. Il a ensuite été médaillé puis régulièrement envoyé sur le terrain, où il s’est plusieurs fois montré violent, et arborait un emblème lié à l’extrême droite sur son casque. Il a pourtant été promu, en 2022, directeur du service qui dirige toutes les Brav-M ainsi que plus d’un millier de policiers.

Puis en 2023, pendant une manifestation contre la réforme des retraites, il a jeté la grenade qui a éborgné un syndicaliste qui manifestait avec son fils. Sa hiérarchie l’a pourtant décrit comme « guide solide pour les unités » et il est parfois intervenu en école de police pour former les élèves au maintien de l’ordre. Le message est donc clair : un bon agent est un agent violent.

Y a-t-il une forme d’impunité pour les exactions de ces unités ?

La hiérarchie tolère le fait que les policiers ne portent pas leur matricule RIO (pourtant obligatoire) et portent des cagoules (interdites). Cela empêche de les identifier. Et ces pratiques produisent aussi des effets d’intimidation. Par ailleurs, en se dissimulant ainsi, les agents affichent explicitement le fait que pour eux, la loi ne fait pas autorité. Cela explique la récurrence des pratiques et violences policières illégales.

Celles-ci sont pourtant étonnamment tolérées par une partie du public à qui l’on fait croire que la police se trouve dans une espèce d’état de nécessité face aux manifestants ou dans les quartiers populaires. Cette croyance est notamment nourrie par le style et le mode d’action de brigades comme la Brav-M : les cagoules, les vêtements noirs, les transgressions de la loi assumées, et tout un style évoquant les commandos ou les forces spéciales, viennent implicitement délivrer le message selon lequel la police doit faire face à des situations d’exception qui la soustrairaient aux principes de l’État de droit.

Est-ce en cela que la Brav-M participe à la criminalisation des mouvements sociaux ?

Outre les interpellations, quand une brigade comme la Brav-M arrive ou quand la police semble déployer les grands moyens, cela laisse entendre que les manifestants sont dangereux. C’est comme quand on voit un chien avec une muselière, on imagine qu’il va mordre si on la lui retire. En donnant l’impression qu’il faut « contenir » les personnes qui protestent, on les criminalise. Or la manifestation est la seule possibilité qui reste à des publics défavorisés de se constituer comme force politique à même de peser dans le rapport de force pour faire valoir leurs intérêts. Mais cela ne fonctionne plus s’ils sont décrédibilisés et assujettis par des démonstrations de force policières.

La Brav-M relève donc d’une logique antidémocratique ?

Les polices qui, par l’intimidation et la violence, répriment les publics protestataires ou ceux des quartiers populaires dans leur occupation de la rue, ont pour effet d’opérer un partage entre investissement légitime et illégitime de l’espace public. Cette logique d’exclusion tend à assujettir les publics les plus défavorisés et, avec la répression des manifestations, à les priver d’un de leurs derniers moyens de faire pression pour faire peser leurs revendications. Il s’agit donc de les maintenir dans une situation d’impuissance, alors que la démocratie correspond à un idéal de justice par le partage du pouvoir.

Des enquêtes d’opinion montrent que la police est très imprégnée par les idées d’extrême droite. Qu’en est-il dans la Brav-M ?

Des affaires de racisme, des enquêtes d’opinion et les positions des syndicats majoritaires montrent que les policiers sont très largement favorables aux idées d’extrême droite. Mais outre les préférences des agents, le recours à des polices comme la Brav-M s’inscrit dans la mise en œuvre de politiques de réduction des libertés publiques et de répression des publics minoritaires qui, si elles ne sont pas menées par des partis directement fascistes, appartiennent quand même au registre de l’extrême droite.

De ce fait, ces politiques transforment peu à peu le régime et préparent les conditions dans lesquelles les partis d’extrême droite pourraient exercer le pouvoir avec le plus de facilité s’ils venaient à être portés aux responsabilités. C’est pourquoi il faut absolument continuer à mobiliser autour de nous pour amplifier la résistance exercée par les associations et les mouvements sociaux, qui constituent des contre-pouvoirs démocratiques indispensables.

  1. La Police contre la démocratie. Politiques de la Brav-M, de Lucas Lévy-Lajeunesse, éditions Textuel, 160 pages, 18,90 euros. ↩︎

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