VRAI OU FAUX. La dermatose nodulaire est-elle un "prétexte" pour abattre des vaches et suivre les recommandations de la Cour des comptes ?

L'épizootie de dermatose nodulaire contagieuse (DNC) qui se répand depuis juin dans les élevages de bovins de l'Hexagone s'accompagne d'une propagation de fausses informations et d'affirmations évoquant les théories du complot. Le protocole décidé par le gouvernement, et en particulier l'abattage systématique des troupeaux de bovins dès qu'un cas de cette maladie contagieuse y est détecté, sont pointés du doigt.

"La dermatose [nodulaire] est juste un prétexte pour décimer l'élevage français et respecter ainsi les préconisations de la Cour des comptes exprimées en 2023", affirme sans détour sur X Philippe Herlin, économiste, dans un post mis en ligne vendredi 12 décembre. La gestion de la DNC par l'Etat est "une manipulation absolument gravissime de la part du gouvernement [et] d'Emmanuel Macron (...), qui veut obéir à l'Union européenne et qui veut réduire le cheptel d'au moins 25%, comme c'était écrit par un rapport de la Cour des comptes", prétend sur X dans un message également mis en ligne vendredi Nicolas Dupont-Aignan, président du parti souverainiste Debout la France et habitué des déclarations erronées.

Ce lien entre les mesures imposées et le rapport de la Cour des comptes est également évoqué par certains agriculteurs, rencontrés par franceinfo dans les manifestations. Mais cette tentative d'explication est-elle seulement plausible ?

La Cour des comptes ne préconise pas de tuer des vaches

A aucun moment la Cour des comptes ne recommande d'abattre des bovins, que ce soit de manière ciblée ou généralisée. Le rapport (PDF) incriminé a été publié par l'institution en mai 2023, et évalue les aides publiques destinées aux éleveurs. La Cour des comptes estime que les dispositifs d'aides aux éleveurs, insuffisamment ciblés et "très coûteux", participent à maintenir les éleveurs dans une situation financière difficile, voire dans la pauvreté, en les incitant à rester "dans des systèmes structurellement déficitaires". La Cour juge qu'ils "ne valorisent pas suffisamment" les exploitations dont le maintien "peut être justifié par des critères environnementaux (entretien des paysages ou maintien des surfaces en herbe) ou socio-économiques (soutien de l'activité économique en zone rurale)".

Enfin, puisque diminuer sa consommation de viande est un moyen efficace de lutter contre le réchauffement climatique, le rapport recommande entre autres de "définir et rendre publique une stratégie de réduction du cheptel bovin cohérente avec les objectifs climatiques" adoptés par la France. Dans cette logique de diminution de la consommation de viande, réduire l'offre doit permettre d'éviter que les revenus des éleveurs ne s'effondrent. La Cour des comptes ne recommande pas de livrer les agriculteurs à eux-mêmes mais de les accompagner "vers d'autres systèmes de production" ou vers une autre "orientation professionnelle", en augmentant le financement de dispositifs d'accompagnement actuellement "insuffisants". La Cour des comptes est donc loin de recommander une réduction des cheptels par l'abattage des troupeaux.

Il n'y a par ailleurs aucune preuve que les exploitations dont les bovins sont abattus en raison de la présence de la dermatose nodulaire étaient en difficulté économique ou n'avaient pas d'effet positif sur l'environnement, alors que la Cour des comptes recommande d'accompagner surtout ces catégories d'élevages vers la reconversion. En appliquant à la lettre son protocole sanitaire d'abattage systématique dès la détection d'un cas, le gouvernement prend même le risque de fragiliser les exploitations rentables et porteuses de bonnes pratiques que la Cour des comptes conseille de protéger.

Contacté par franceinfo, Philippe Herlin déclare qu'il "ne pense pas qu'il y a[it] eu un lien direct" entre le rapport de la Cour des comptes et le choix de l'abattage systématique par le gouvernement. L'économiste évoque deux autres éléments, qui entrent en ligne de compte selon lui : une politique qu'il qualifie d'"anti-viande" et le projet d'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Mercosur, que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, prévoit de signer samedi. Quant à Nicolas Dupont-Aignan, contacté par franceinfo, il n'a pas répondu dans l'immédiat.

Des recommandations de l'Agence de sécurité sanitaire

Depuis le début de l'épizootie, l'Etat tente de contenir la propagation du virus en se basant sur "trois piliers" : l'abattage systématique dès la détection d'un cas de dermatose nodulaire, la vaccination et la restriction de mouvements des animaux. Cette stratégie a été réaffirmée par la ministre de l'Agriculture, Annie Genevard. Elle a assuré que la situation était "sous contrôle", lundi à l'occasion d'un déplacement en Haute-Garonne, où les agriculteurs sont mobilisés. L'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a produit les recommandations qui ont guidé ces décisions politiques. Jeudi sur France Inter, son directeur général par intérim, Gilles Salvat, a, lui aussi, reconnu que ces abattages étaient "dramatiques pour les éleveurs" mais il a défendu cette stratégie, "nécessaire pour protéger l'ensemble du troupeau en France".

Le protocole sanitaire, qui implique d'abattre toutes les bêtes d'un troupeau contaminé et pas seulement celles qui sont malades, est en effet justifié pour lutter contre la propagation du virus. "A partir du moment où un animal est contaminé, le troupeau peut être dans son ensemble contaminé", souligne Gilles Salvat. L'Anses recommande donc "d'abattre l'ensemble du troupeau pour éviter la propagation aux troupeaux les plus proches" et "de vacciner les troupeaux qui se trouvent autour de ces fermes".

Abattre uniquement les animaux malades "ne marcherait pas parce que cette maladie a une incubation assez longue, de deux à trois semaines, et donc on serait amenés à régulièrement abattre des animaux dans un troupeau parce que le virus serait passé d'une vache à l'autre et on entretiendrait en quelque sorte la maladie dans le troupeau", explique Gilles Salvat. En effet, tuer les bêtes qui présentent des symptômes ne suffit pas à éradiquer la maladie d'un troupeau, car la période d'incubation du virus (avant que les premiers symptômes visibles n'apparaissent) est de 28 jours, d'après le Code terrestre de l'Organisation mondiale de la santé animale. La maladie "est quasi indétectable par prise de sang" avant l'apparition des symptômes, ajoute Patrick Bonnet, le président de la société d'agriculture de l'Allier, cité par La Montagne.

Une vache qui semble en bonne santé peut donc porter le virus, et même le transmettre aux autres, par l'intermédiaire des mouches piqueuses ou des taons qui le transportent pendant quelques heures. Et "les insectes piqueurs peuvent se déplacer sur un rayon limité de quelques centaines de mètres à quelques kilomètres maximum", rappelle un dossier du gouvernement (PDF). Le nombre d'élevages à risque autour d'une vache contaminée est donc limité, ce qui permet d'envisager une éradication de la maladie.

"C'est une maladie qui tue entre 10 et 20% des animaux qui sont touchés et la morbidité, c'est-à-dire le nombre d'animaux malades dans un troupeau, peut atteindre 45 à 50%. Donc c'est une maladie extrêmement contagieuse. Et si on laisse la maladie se propager dans le troupeau, il y a un risque important que 100% des animaux, à terme, puissent être malades", rappelle le patron par intérim de l'Anses. Gilles Salvat appelle par ailleurs à "ne pas déplacer les animaux". La stratégie élaborée par ses services ne fonctionnant qu'à condition "qu'il n'y ait pas des échanges d'animaux dans les zones contaminées".

Un risque économique à la vaccination massive

La vaccination ne serait-elle pas une solution plus humaine ? "La protection de l'animal est complète 21 jours après l'injection", souligne le dossier du gouvernement. Si la stratégie reposait uniquement sur la vaccination, les bovins pourraient donc être contaminés dans l'intervalle entre la vaccination et la protection complète, et tomber malades comme s'ils n'étaient pas vaccinés. "La vaccination est un outil complémentaire à la surveillance, au dépeuplement des foyers et aux restrictions des mouvements", explique le Groupement de défense sanitaire France (PDF), qui ajoute que "la vaccination ne peut stopper à elle seule la maladie, mais contribue à limiter son extension et à diminuer le nombre de suspicions et de foyers".

Ne vaudrait-il alors pas mieux vacciner toutes les bêtes du pays, sans attendre ? Cela pourrait avoir des répercussions pour les éleveurs, que leurs bêtes soient malades ou pas. En effet, les zones où la vaccination est rendue obligatoire perdent leur statut "indemne" de la maladie, lequel ne peut être récupéré qu'après une période de quatorze mois. Pendant ce temps, les éleveurs de toute la France qui voudraient exporter leurs animaux vers d'autres pays seraient soumis à des exigences sanitaires supplémentaires, voire à un blocus total.

Or, la France vend chaque année à l'Italie et l'Espagne plus d'un million de "broutards", des jeunes veaux destinés à être engraissés avant d'être abattus pour leur viande. La perte du statut "indemne" de la France entraînerait une perte de deux milliards d'euros pour la filière française, selon la FNSEA. Dès lors, éradiquer la maladie avant qu'elle ne se répande à toute la France et à l'Europe, au prix d'abattages qui ont concerné 0,02% du cheptel français en date du 16 décembre, paraît moins coûteux que de laisser se diffuser une maladie qui peut tuer jusqu'à 10% des bêtes contaminées et qui entraverait les exportations de bovins français pendant plus d'un an. La fédération Culture Viande, qui regroupe les entreprises d'abattage et de découpe, estime, elle aussi, qu'"il en résulterait une complexification accrue des conditions d'exportation".

Mais ces explications ne suffisent pas toujours à calmer la souffrance des éleveurs, qui risquent de perdre la totalité de leur cheptel d'un coup, jugent trop faible l'indemnisation promise par le gouvernement et, pour certains d'entre eux, contestent la dangerosité de la maladie. Sébastien Lecornu a estimé mardi que "l'urgence absolue" pour lutter contre la DNC était "d'accélérer" la vaccination des élevages touchés. Le Premier ministre a annoncé que le gouvernement allait "mobiliser" les vétérinaires des armées.