Guerre et diplomatie : le jeu d’équilibriste de l’Ukraine pour séduire Donald Trump
Les négociateurs négocient pour savoir sur quoi négocier et avec qui. Kiev a ouvert plusieurs fronts diplomatiques ces derniers jours, alors que la question d’une éventuelle fin prochaine à la guerre en Ukraine prend de l’ampleur depuis la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine. Le président-élu a promis plus d’une fois de mettre un terme à ce conflit dès son entrée en fonction – et ce, en seulement 24 heures.
Difficile cependant d’y voir clair dans la position officielle ukrainienne quant à ces éventuelles négociations de paix. La président Volodymyr Zelensky multiplie les déclarations publiques à ce propos, mais "il peut varier son discours en fonction de la personne à qui il s’adresse", résume Ryhor Nizhnikau, spécialiste de la politique ukrainienne à l'Institut finlandais des affaires internationales.
Dans une interview très médiatisée à la chaîne britannique Sky News le 30 novembre, Volodymyr Zelensky a suggéré qu’il pouvait être prêt à "céder temporairement des territoires" à la Russie en contrepartie d’une entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Un virage à 180° dans la position de principe ukrainienne qui était, jusqu’alors, de ne pas céder un pouce de territoire ? Pas forcément : des conseillers du président ont ensuite assuré qu’il n’était pas question de renoncer à la souveraineté sur le Donbass, tandis que les médias ukrainiens ont expliqué de leur côté que Volodymyr Zelensky n’était pas disposé à laisser la Russie intégrer à son territoire les régions ukrainiennes actuellement sous le contrôle militaire de Moscou.
Suivre la piste d'Andriy Yermak
Une clé pour comprendre les méandres de la diplomatie actuelle de l’Ukraine est de suivre les déplacements de ses négociateurs. À commencer par Andriy Yermak, le chef de cabinet de Volodymyr Zelensky, qui s’est rendu à Washington pour y rencontrer les hommes de Donald Trump.
L'influent conseiller du président ukrainien s’est notamment entretenu avec Keith Kellogg, le futur envoyé spécial pour la Russie et l’Ukraine, a affirmé le Wall Street Journal, mercredi 4 décembre. Ce général à la retraite traîne la réputation d’avoir des vues très "poutino-compatible" quant à la meilleure manière de mettre un terme à la guerre.
"Ce déplacement est important, car les Ukrainiens ont longtemps négligé les républicains américains, préférant tout miser sur Kamala Harris et les démocrates. Ce déplacement démontre que Volodymyr Zelensky veut à tout prix rattraper le temps perdu", analyse Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.
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Le choix d’Andriy Yermak pour faire ce premier pas n’est pas anodin. "Dans la répartition informelle des rôles au sein du gouvernement, c’est lui qui s’occupe des questions de politique internationale et, dans les faits, le ministre des Affaires étrangères Andriï Sybiha lui est subordonné", note Ryhor Nizhnikau.
Les autorités ukrainiennes font ainsi passer le message à Donald Trump qu’ils lui ont envoyé l’homme qui compte vraiment. Le ministre des Affaires étrangères a quant à lui été dépêché jeudi à Malte pour assister au sommet de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), auquel participe aussi Antony Blinken, le secrétaire d’État américain.
Une réunion importante surtout pour Moscou, car c’est la première fois depuis le début de la grande offensive en Ukraine en 2022 que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, se rend dans un pays européen. Mais pour ce qui est d’éventuelles négociations de paix, c’est moins significatif qu’un voyage d’Andriy Yermak à Washington. En effet, "ce que dit Sergueï Lavrov ne reflète pas vraiment ce que pense Vladimir Poutine. Le Kremlin l’utilise essentiellement pour semer la confusion à l’international", résume Natasha Lindstaedt, spécialiste des régimes autoritaires à l’université d’Essex.
Flatter l'ego de Trump
Outre flatter l’ego du président élu américain, la mission d'Andriy Yermak vise aussi à profiter "de l’image de négociateur hors pair que Donald Trump essaie de cultiver", souligne Natasha Lindstaedt. Andriy Yermak est en effet décrit comme un fin négociateur qui préfère les contacts directs aux lourdeurs de la diplomatie officielle. De plus, il est déjà connu de l’entourage de Donald Trump, puisque c’est lui qui avait été chargé d’améliorer les relations entre le gouvernement de Volodymyr Zelensky et le milliardaire républicain lors de son premier mandat à la Maison Blanche (2016-2020).
À l’époque, le président américain avait accusé son homologue ukrainien d’être de mèche avec les démocrates pour le dénigrer. Andriy Yermak a "probablement mis sur la table d’éventuelles concessions que l’Ukraine pourrait faire en échange d’un soutien de la future administration américaine", estime Natasha Lindstaedt. Ainsi, le futur président américain pourrait se vanter d’avoir obtenu des avancées dans les négociations.

Mais attention : "Il y a aussi beaucoup d’ambition personnelle dans ce déplacement d’Andriy Yermak", nuance Glen Grant, analyste senior à la Baltic Security Foundation et spécialiste des questions militaires ukrainiennes. Ce conseiller de longue date de Volodymyr Zelensky a la réputation d’avoir une grande influence sur le paysage politique ukrainien. "Il est clair qu’il cherche à être le premier à établir des relations avec l’équipe de Donald Trump. Il veut s’assurer d’être perçu par le futur président américain comme le point de contact privilégié au sein du gouvernement ukrainien", ajoute Ryhor Nizhnikau.
Autrement dit, Andriy Yermak a probablement aussi prêché pour sa paroisse à Washington, et ses propos ne reflètent pas forcément à 100 % la position de Volodymyr Zelensky, d’après Glen Grant.
Un piège pour Moscou
Le déplacement américain du conseiller présidentiel permet en tout cas de mieux comprendre les déclarations de Volodymyr Zelensky. Pour lui, "la priorité est d’essayer désespérément de faire passer le point de vue ukrainien dans le camp républicain, par tous les moyens possibles, avant l'investiture de Donald Trump", affirme Will Kingston-Cox, spécialiste du conflit en Ukraine à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona.
Dans ce contexte, Volodymyr Zelensky cherche à faire du pied à tous pour "assurer sa sécurité à long terme", souligne Will Kingston-Cox. En entrouvrant la porte à d’éventuelles concessions territoriales, le président ukrainien donne des gages à l’Amérique de Trump. "C’est une manière de dire aux républicains : 'Regardez, nous sommes bien disposés à l’égard de vos plans pour la paix, ce n’est pas nous qui bloquons la situation.' Ils espèrent ainsi s’assurer une certaine bienveillance de Donald Trump", analyse Huseyn Aliyev.
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Et le président ukrainien insiste sur l’adhésion à l’Otan, c'est parce qu'il "veut en faire un préalable vital pour garantir la sécurité du pays, car il ne peut pas être sûr de la position de l’administration Trump et cherche donc une police d’assurance", affirme Will Kingston-Cox. "L’adhésion à l’Otan est ce qu’il y a de plus important pour Kiev", confirme Glen Grant. Pour lui, il faut lire les déclarations de Volodymyr Zelensky en partant de la fin : "C’est l’adhésion à l’Otan, et ensuite la question des territoires occupés par la Russie."
C’est aussi un piège tendu à Moscou pour lui faire endosser le mauvais rôle dans les négociations. La Russie refusera sans doute de négocier ces conditions, car "elle ne veut pas entendre parler d’une adhésion à l’Otan qui reviendrait à créer une sorte de Corée du Sud à sa porte. C’est-à-dire un pays surarmé et protégé qui bloque toutes les ambitions d’expansion russe", explique Ryhor Nizhnikau.
