Défense : l’économie européenne peut-elle passer des SUV aux blindés ?
L’Europe semble gagnée par un degré de nervosité rarement atteint. Fin janvier dernier, la Direction générale de l’armement (DGA) française indiquait avoir dressé la liste des secteurs industriels civils qui lui permettent d’accélérer l’effort de guerre voulu par le président Macron. « Il nous faut nous équiper davantage », avait prévenu le locataire de l’Élysée, le 5 mars, avant la réunion avec les industriels du secteur neuf jours plus tard.
Or, l’organisation d’un appareil de défense ne peut faire l’économie d’une planification. Selon la DGA, des contrats avec le civil pourraient être signés dès cette année afin que la production d’armes presse le pas. « Le but, c’est de pouvoir faire des accélérations dans l’acquisition de matériel capable d’être produit en masse », justifiait le délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, qui cible les entreprises au potentiel à la fois civil et militaire.
Avec de gros contrats à la clé. Mais la reconversion des outils de production pour les PME engage des crédits et demande du temps. « Nous voulons attirer des sociétés industrielles et des porteurs de projets innovants en les informant du soutien dont ils peuvent bénéficier », promettait Emmanuel Chiva dans l’Usine nouvelle, à l’occasion de la deuxième édition digitale du forum innovation défense, début décembre dernier.
Mettre la guerre au service de l’innovation et de la relance industrielle
Un appel à idées a ainsi été lancé pour la conception de munitions téléopérées longue distance et leur production à plusieurs milliers d’unités en un temps réduit. La mobilisation des industriels civils requiert simplification des procédures, incitations financières et, si elles échouent… le recours à des mesures autoritaires comme des réquisitions.
Un décret du ministère des Armées a opportunément été publié le 29 mars 2024 à cet effet, partant du principe qu’en temps de guerre, la concurrence pour l’accès aux ressources exige des mesures de mobilisation exceptionnelles. Toutes ces dispositions répondent à l’annonce de l’entrée de la France en « économie de guerre », en juin 2022, par Emmanuel Macron au salon Eurosatory.
Mettre la guerre au service de l’innovation et de la relance industrielle, c’est en substance ce que le président préconisait déjà en fustigeant, lors de ses vœux aux armées en 2024, cette « forme d’engourdissement satisfait qui nous permettait de conserver un très haut niveau de qualité, très élevé mais cher, coûteux, à petit flux, à petite innovation ». Manière d’appeler les industriels de la défense, eux aussi, à un changement d’échelle productif.
Comme un écho à la fameuse phrase du président américain Franklin D. Roosevelt, qui avertissait, en janvier 1942 : « Que personne ne dise que cela ne peut être fait ! » un mois après le bombardement de Pearl Harbor par l’aviation japonaise, lançant ainsi le passage à l’économie de guerre. En l’espace d’une année seulement, plus de la moitié du PIB américain était alors réorientée vers cet effort militaire, proche de zéro en 1941.
« Nous ne sommes pas encore en économie de guerre, tempère l’économiste David Cayla pour l’Humanité. Les budgets de la défense augmentent mais pas encore au point de changer la nature de l’économie européenne. » Un brin dépité, il ajoute : « Le contexte économique et géopolitique n’est pas favorable à la consommation. C’est un fait, l’angoisse crée de l’épargne. Pour relancer l’activité économique, il faut de la commande publique. Ça fait longtemps que je l’appelle de mes vœux sans forcément penser que cette dernière passerait par l’armement. »
Les armes au secours d’une industrie en crise
À l’unisson, c’est tout le continent qui entonne le même refrain. Soit un tournant historique après des années où la construction européenne était présentée comme un moyen d’en finir à jamais avec la guerre après deux conflits mondiaux et une guerre froide. En 1993, le ministre français de la Défense, François Léotard, l’assurait : « Toutes les grandes puissances, tous les pays européens – sans aucune exception – procèdent aujourd’hui à une réduction de leur effort militaire. C’est le signe d’un monde qui s’organise autrement. »
C’est donc un véritable changement d’époque et de paradigme qu’opèrent les Vingt-Sept après le gel de l’aide militaire états-unienne à l’Ukraine. Pourtant, les états-majors du Vieux Continent semblent voir au-delà. Entre 2021 et 2024, les dépenses de défense totales des pays de l’UE ont crû de plus de 30 %.
Mieux, à les entendre, les militaires semblent même venir à la rescousse de filières en crise, en reconversion, percutées par la guerre en Ukraine ou les droits de douane de Donald Trump. Dans cette optique, l’automobile, la chimie (pour la production de poudre et de bombes), l’agrochimie et l’énergie sur tout le continent sont dans le viseur.
« L’économie de guerre arrive dans un contexte industriel très morose du fait de la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine mais également à des mauvaises stratégies comme c’est le cas vis-à-vis du gaz pour l’Allemagne. À cela, il faut ajouter les guerres commerciales, la concurrence de la Chine et le fait qu’après le Covid, l’Europe s’est empressée de revenir à l’austérité », rappelle David Cayla.
L’entrée de l’Allemagne en récession en 2023 a eu des répercussions sur les carnets de commandes du reste du continent. « Lorsqu’on produit des armes, le souci, c’est qu’on n’investit pas dans l’hôpital, l’école, l’université, la recherche, le logement, la culture… » poursuit l’économiste.
Une situation que l’Italie connaît bien. « Tout cela donne le sentiment que la guerre n’est plus quelque chose d’extraordinaire. On soutient désormais l’économie par les dépenses militaires », observe Vincenzo Greco, secrétaire de la Confédération générale italienne du travail (CGIL) de Milan pour l’Humanité. C’est le sens du message délivré par Sergio Mattarella, le 8 mars dernier.
Le président italien a réagi en ces termes au renversement d’alliance opéré par son homologue états-unien Donald Trump au profit de la Russie : « Ce retour en arrière de l’histoire et de la civilisation doit être arrêté immédiatement et de manière décisive. Cela pourrait entraîner des coûts pour les économies des pays qui s’y opposent, mais ceux-ci seraient bien inférieurs à ceux qui seraient payés si cette dérive n’était pas arrêtée maintenant. »
En filigrane se dessine la réduction des budgets sociaux au profit des dépenses militaires. « Augmenter l’enveloppe de la défense implique soit d’augmenter la fiscalité pour trouver des ressources nouvelles, soit de baisser des dépenses qu’on essaye de rogner depuis trente ans notamment les retraites », analyse David Cayla.
Les syndicats pour une économie de paix
Comme ailleurs, c’est une véritable stratégie du choc qui se profile en Italie au nom de la sauvegarde de l’activité. L’entreprise Berco, qui fabrique des trains de roulement pour les engins de terrassement, constitue à cet égard un cas typique. « L’entreprise passe du civil au militaire en envisageant de reconvertir sa production vers les roulements de chars », indique Vincenzo Greco.
Propriété de l’allemand ThyssenKrupp, qui a d’ores et déjà annoncé vouloir supprimer 40 % des emplois d’ici à 2030, la société italienne subit les contrecoups de la crise dans la sidérurgie. Depuis le 1er mars, Berco a procédé à une résiliation unilatérale du contrat d’entreprise et réduit les salaires. Sur le site de Copparo (Émilie-Romagne), une procédure de licenciement a été ouverte pour 247 employés.
Le même scénario se joue plus au nord de l’Europe pour l’usine Audi Brussels, à Forest (Belgique). Le site, qui tient portes closes depuis fin février, est promis à une deuxième vie par la multinationale belge John Cockerill et par la grâce de la production de blindés et de chars légers.
En quatre-vingts ans, « l’Europe est passée d’une économie qui payait les conséquences de la guerre, des questions autour de la conversion des industries militaires vers le civil, à une économie qui entend profiter de nouveau de la guerre », déplore Vincenzo Greco. Le syndicaliste souhaite désormais que s’engage une réflexion des travailleurs sur la construction d’une économie de paix à l’échelle du continent.
Cet effort est poussé depuis des années par la CGT Thales qui propose, budget à l’appui, de réorienter les technologies militaires de détection au service de l’imagerie médicale. C’est également le sens de l’article 26 de la charte des Nations unies qui insiste sur la nécessité de « préserver les générations futures du fléau de la guerre (…) en ne détournant vers les armements que le minimum des ressources humaines et économiques du monde ».
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