Guerre en Ukraine, le symbole d’une Europe sortie de l’Histoire ?

L’Europe sera-t-elle relégué au rang de simple spectateur du règlement d’un conflit qui se déroule dans son espace géographique ? Relevant de la pure fantaisie il y a quelques semaines, cette question hante les palais gouvernementaux et les chancelleries, de Paris à Varsovie et de Berlin à Vilnius. Autrement dit : l’Europe est-elle à ce point affaiblie qu’elle peut être poussée d’une chiquenaude en dehors de sa propre histoire ?

La « méthode » de Donald Trump tend à cela : effacer les pays européens de la géopolitique mondiale et, pire encore, de celle du Vieux Continent. En appelant directement Vladimir Poutine pour instituer une sorte de duopole de sortie de crise avec le dirigeant qui l’a provoquée, le président américain a de fait brisé la presque sacro-sainte alliance entre « alliés ».

Le pacte transatlantique n’est plus qu’un morceau de papier au fond d’une corbeille du bureau Ovale. Un divorce forcé confirmé lors de trois votes organisés à l’ONU à l’occasion des trois ans du déclenchement de la guerre : les États-Unis ont refusé de reconnaître la responsabilité de la Russie, rompant ainsi, dans le cénacle de la « communauté internationale », avec les « alliés » européens.

La stratégie du « pivot asiatique »

Il y a une quinzaine d’années, les élites américaines ont procédé à un aggiornamento diplomatique. Tirant la leçon du terrible échec des guerres de George W. Bush (Afghanistan et Irak), elles ont lancé, sous la présidence de Barack Obama, le « pivot asiatique ». La Chine, dont le décollage économique stupéfiant depuis la fin des années 1990 n’a pas été anticipé par les États-Unis, promoteurs de la généralisation du libre-échange à la fin de la guerre froide, est désormais considérée comme le principal défi stratégique.

Afin de maintenir son emprise sur la marche du monde, Washington décide de réorienter les moyens politiques et militaires vers la mer de Chine, épicentre de la mondialisation des échanges et de cette rivalité de superpuissances.
L’Europe n’a désormais plus l’intérêt stratégique qui était le sien lors de la guerre froide, même si le déclenchement de la guerre en Ukraine a replongé par la force des choses la puissance américaine dans les affaires européennes.

Pour Trump, la sécurité de l’Europe repose sur Washington

C’est ici que Donald Trump, de retour au pouvoir, franchit un cap. D’abord, il considère que le règlement de ce conflit peut se faire sans les pays européens et même sans le principal pays concerné, puisque Volodymyr Zelensky est mis devant le fait accompli. Ensuite, il ouvre une boîte de Pandore en remettant en cause un invariant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : la sécurité de l’Europe repose sur l’Otan, donc sur Washington.

La nouvelle stratégie de Trump s’appuie sur un présupposé : le déclin de l’Europe. Le thème nourrit les discussions à Bruxelles et remplit régulièrement les colonnes des journaux, mais quelle en est la réalité ? Dans son livre l’Accélération de l’histoire (éditions Taillandier), Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, en faisait déjà, en 2024, sa thèse.

« La divergence fondamentale entre les deux rives de l’Atlantique s’explique par l’appauvrissement rapide de l’Europe : en 2008, les États-Unis et la zone euro avaient un PIB équivalent (autour de 14 000 milliards de dollars). Quinze ans plus tard, celui des Européens ne représente plus que 80 % de celui des Américains. Autrement dit, le défi principal de l’UE tient à l’état de son système productif. » Olivier Costa, directeur de recherche CNRS au Cevipof, relativise : « Il y a certes un déclin économique dans un monde qui a changé. Mais l’Europe, c’est encore 17 % du PIB mondial. »

L’Europe accuse le coup du déclassement

Le PIB est une chose, l’influence une autre. Que pèse le Vieux Continent dans la géopolitique mondiale ? Peut-être encore moins que dans l’économie… si l’on continue de suivre Thomas Gomart. Ce sont principalement les Européens qui « souffrent du recul de l’Occident », selon l’historien. Si l’Amérique – forte d’un quart du PIB mondial comme en 1980, d’une armée sans équivalent et présente sur tous les continents, ainsi que d’un système d’alliances unique – tient son rang, l’Europe accuse le coup du déclassement. « Ils sont critiqués pour leur surreprésentation dans les enceintes internationales par rapport à leurs poids démographique et économique déclinants, mais aussi pour leur subordination stratégique aux États-Unis et pour leur ambiguïté économique à l’égard de la Chine », ajoute Thomas Gomart.

Un cycle long, très long, est en train de se refermer. Depuis l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique en 1492, l’Europe, via les empires coloniaux (portugais, espagnol puis britannique et français) a été le centre de la géopolitique mondiale. L’émergence de la puissance économique américaine, à la fin du XIXe siècle, puis sous sa forme diplomatique en 1945, a certes déplacé le curseur vers l’ouest mais le lien transatlantique demeurait la « clé » des relations internationales.

Quid de la voix de la France ?

C’est un monde « post-occidental » qui se présente désormais. Une réalité que l’Europe aurait du mal à percevoir, selon Subrahmanyam Jaishankar, ministre indien des Affaires étrangères : « L’Europe doit changer de mentalité, car elle continue de croire que ses problèmes sont les problèmes du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe. »

Le recul relatif mais objectif du poids de l’Europe n’a pas été compensé par une « unité » qui aurait pu servir de démultiplicateur de puissance. La voix de la France peut encore potentiellement (un peu) porter, puisqu’elle est membre du Conseil de sécurité de l’ONU. Tout comme celle de la Grande-Bretagne, qui, malgré le Brexit et son tropisme atlantiste, demeure un acteur dans l’arène européenne. Mais ce sont plus des confettis que des pièces d’un puzzle.

L’Union européenne a toujours échoué à être autre chose que la somme des intérêts particuliers de ses membres. « Le moment actuel met en lumière une ” faiblesse ancienne” : l’absence d’intégration en matière diplomatique et de défense », souligne Olivier Costa dans nos colonnes. Les pays de l’Est, qui ont rejoint l’UE après la chute du mur de Berlin, ont constamment refusé une perspective de défense européenne qui aurait remis en cause le « parapluie » américain via l’Otan.

Une cacophonie improductive

La guerre à Gaza avait déjà offert un parfait exemple de cacophonie improductive. D’un côté, trois pays membres de l’UE, l’Espagne, Irlande et la Slovénie, ont reconnu l’État de Palestine. De l’autre, l’Allemagne a avancé dans la voie de la criminalisation de l’antisionisme, une position politique critique assimilée à l’antisémitisme. Chargé de coordonner la diplomatie de ces pays solistes, le socialiste espagnol Josep Borrell, haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, a certes tenu une position courageuse de dénonciation des crimes commis par Israël sous la direction de Benyamin Netanyahou, mais sans partition, ni chef d’orchestre, l’Europe s’est montrée incapable de proposer une musique diplomatique singulière.

Le prix à payer pour ces divisions risque d’être encore plus lourd dans le dossier ukrainien. Ce conflit se déroule sur le sol européen, la contribution de ces pays à l’effort de guerre a été légèrement supérieure à celle des États-Unis, et certains États membres de l’UE, notamment les pays Baltes voire la Pologne, craignent d’être les prochains sur la liste de Poutine.

« Les réactions se font dans le désordre »

Même face à l’offensive de l’administration Trump pour régler unilatéralement la guerre en Ukraine, « les réactions se font dans le désordre, y compris dans les analyses », constate Olivier Costa, directeur de recherches CNRS au Cevipof. Dans un premier temps, les leaders du Vieux Continent ont agi comme s’il s’agissait d’un remake du début du premier mandat de Donald Trump.

Keir Starmer, le Premier ministre britannique, puis Emmanuel Macron ont fait le voyage à Washington, et tenté de ne pas fâcher leur hôte, dans l’espoir – ou l’illusion – qu’il prêterait une oreille attentive à leurs arguments rationnels. L’humiliation en mondovision de Volodymyr Zelensky par le duo Trump-Vance les a enfin convaincus qu’un nouveau cycle s’ouvrait bel et bien. Ils ont alors promptement réagi en organisant à Londres une démonstration de soutien à l’Ukraine.

Mais là encore, couacs en stock. Dans l’avion de retour de Londres, le président français annonce dans une interview exclusive accordée au Figaro que Paris et Londres allaient proposer une trêve d’un mois en Ukraine « dans les airs, sur les mers et les infrastructures énergétiques ». Affirmation démentie le lendemain par le Premier ministre britannique, avant d’être partiellement reprise le surlendemain par le président ukrainien.

« Les pays européens ont une capacité supérieure à celle des États-Unis »

Entre-temps, Donald Trump a annoncé la mise en pause de l’aide militaire destinée à Kiev, puis l’arrêt de cette pause quelques jours plus tard, gardant encore un coup d’avance dans cette partie d’échecs géopolitiques. « Ce qui se déroule ces derniers jours est la démonstration de la passivité des Européens, note François Santopinto, directeur de recherche à l’Iris. Ils ont attendu que Trump soit élu pour réagir. Il fallait faire cela avant. Ils auront sans doute un rôle dans le règlement de la question mais un rôle secondaire. Washington et Moscou décideront. »

Pour Olivier Costa, il reste une carte à jouer pour les dirigeants européens : « Dans le cadre de l’UE, on n’arrivera à rien. Il faut une structure ad hoc, regroupant également la Grande-Bretagne, le Canada, la Turquie et l’Otan. » En bref, l’Europe peut être de retour dans le dossier ukrainien à condition de laisser tomber la coquille UE, ses contradictions internes et opposants systématiques (Hongrie et Slovaquie), pour se créer une seconde peau momentanée.

« Les pays européens ont une capacité supérieure à celles des États-Unis, de la Chine et de la Russie », veut croire le chercheur au CNRS, en écho sans doute involontaire à une phrase prononcée par Donald Tusk. « C’est un paradoxe ! 500 millions d’Européens demandent à 300 millions d’Américains de les protéger de 140 millions de Russes », a lâché le Premier ministre polonais début mars.

Il aurait pu ajouter : c’est désormais 800 milliards d’euros d’un plan de défense validé par les Vingt-Sept lors d’un sommet exceptionnel le 7 mars. Dans cette comparaison hasardeuse des quantités, il a juste oublié la question centrale de la qualité : celle du cap stratégique que l’on peine à discerner et de l’unité de commandement politique, par lesquels pèche l’Union européenne depuis sa création et sans lesquels elle risque d’être reléguée en deuxième division géopolitique.

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