Un peu plus d’une heure. Le temps, pour le cénotaphe porté par six épaules de soldats, de remonter à pas de fourmi la rue Soufflot, sous les applaudissements d’un public compact. Le temps de lire des morceaux de discours, de réciter des extraits de livres, de tenter de résumer, en images et en musiques, 95 ans d’une vie exceptionnelle. Le temps d’entendre résonner, dans l’air rafraîchi de la place des grands hommes, la voix chaude aux intonations nasillardes de Robert Badinter, dont un immense portrait s’encadre entre les piliers du fronton. Ce jeudi 9 octobre, date anniversaire de l’abolition de la peine de mort, fut aussi celui de l’entrée symbolique, au Panthéon, de cette immense figure de l’État de droit.
Comme toute cérémonie, celle-ci a quelque chose d’une réunion de famille. Dans la nef, des retrouvailles qui se voudraient discrètes sont projetées sur grand écran par des caméras impudiques. Quand son visage y apparaît, Élisabeth Badinter a droit à des applaudissements. François Bayrou et Gérard Larcher, en grande conversation, sont en revanche copieusement hués. Un « Ahhhh » goguenard se fait entendre à la vue de François Hollande, filmé juste devant les grilles, visiblement à la bourre. Derrière Dominique de Villepin et Michel Barnier émerge le visage fermé de Pierre Moscovici. Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Jack Lang, Élisabeth Guigou, Anne Sinclair : bientôt la nef est pleine, on annonce l’arrivée d’Emmanuel Macron, la musique militaire claironne, les invités se lèvent, la cérémonie commence.
« L’humanité sauve. La justice protège »
« La peine de mort, ce signe spécial et éternel de la barbarie » : en ouverture, des mots de Victor Hugo dits par Guillaume Gallienne. « Ils ont donné à la vie de Robert Badinter sa profondeur, sa force de conviction, son engagement ». La plainte d’un violon, aux accents déchirants, vient rappeler les origines familiales de Robert Badinter, la lointaine Bessarabie dont ses parents fuirent les persécutions antisémites. « L’humanité sauve. La justice protège. La mémoire est un devoir », récite le maître de cérémonie, l’acteur Philippe Torreton.
Avec la guerre, les persécutions anti juives que l’on croyait derrière soi sont de retour. Un oncle, une grand-mère, son père : autour de Robert Badinter, les arrestations et les déportations sans retour se succèdent. Lui-même en réchappe de peu. « C’est cela, mon adolescence à moi », souffle Sandrine Bonnaire au micro. Après la guerre, une fois acquise la certitude que son père ne reviendra pas, le jeune homme se lance à corps perdu dans les études. Son rêve, alors : devenir professeur de droit. Il est trop jeune. Un collaborateur du ténor Henry Torres le repère. Robert Badinter y consent : il sera avocat.
« Tchac ». Le bruit net d’une lame lourde et tranchante fait sursauter les bancs. C’est au combat contre la guillotine que Robert Badinter doit son entrée au Panthéon. Il l’a vue couper en deux son client, Roger Bontems, condamné à mort sans avoir versé lui-même une goutte de sang. Un homme dont il espérait la grâce, et qui fut exécuté au petit matin, les mains ligotées dans le dos, à l’abri d’un lourd dais noir.
Philippe Ruf lit les extraits de l’Exécution. Robert Badinter y décrit l’héroïsme désespéré de son confrère Philippe Lemaire, avocat comme lui du condamné, dans les ultimes minutes du dernier matin. « Courage. Tu es bien. Tu es formidable », murmure Lemaire à son client, tentant avec ses mots de « fermer la porte à l’angoisse » sans pouvoir réprimer une plainte, à la toute fin. On entend « le claquement sec de la lame sur le butoir ». C’en est fini de Roger Bontems. « Robert Badinter ne plaidera plus jamais comme avant », dit l’acteur au micro.
Homme d’« idéal », de « combats », défenseur de « l’universel »
« Aucune cause n’est perdue à l’avance ». La voix usée de Robert Badinter, enregistrée dans l’un de ses ultimes entretiens, n’est plus qu’un souffle. Le cénotaphe, dont on dit qu’il contient sa robe d’avocat et quelques livres, est presque arrivé à destination. Aux ordres aboyés, les militaires le déposent sur un dernier tréteau. Aux façades alentour, les fenêtres s’allument. Julien Clerc s’approche du micro. On entend quelques notes de piano et, tandis qu’il chante « L’assassin assassiné », des dizaines de jeunes magistrats et avocats prennent place, en robe, sur les marches du Panthéon.
Immobiles, sous l’écran géant où un Badinter, dans la force de l’âge, s’adresse maintenant aux députés pour le plus mémorable de ses discours. Celui qu’il prononça le 17 septembre 1981 afin d’obtenir d’eux, contre les sondages, l’abolition de la peine de mort, la fin de cette « justice d’élimination, d’angoisse et de mort », cette « anti justice » par laquelle « la passion et la peur triomphaient de la raison et de l’humanité ».
L’image est un peu sombre mais le son excellent. On s’y croirait. Les travées applaudissent longuement. Une élève magistrate et un avocat se détachent du groupe, s’arrêtent à quelques pas du cénotaphe. « Cher Robert Badinter… » La jeune femme évoque une justice « fragile », qui « ne tient pas seulement dans des lois mais dans le regard à l’autre ». « Nous prenons le relais », annonce l’avocat, plaçant « l’humanité » au-dessus de toutes les valeurs républicaines.
Les robes noires s’écartent. Les soldats reviennent. Le cénotaphe monte les marches. Sur l’écran géant, Emmanuel Macron s’installe à son pupitre. « Robert Badinter, né dans les années 20, ravagé par la haine des juifs, s’est éteint dans nos années 20 où, à nouveau, la haine des juifs tue ». Quelques heures plus tôt, dans le carré juif du cimetière de Bagneux, la tombe de l’ancien Garde des Sceaux a été profanée. « Cette haine odieuse de quelques-uns le poursuit, même dans son soleil d’outre-tombe ». Homme d’« idéal », de « combats », défenseur de « l’universel », « Robert Badinter c’est la vie juste », dit Emmanuel Macron.
Le Chœur de l’Armée Française entonne une Marseillaise. Une dernière projection résume, en dessins, la vie du nouveau pensionnaire du Panthéon. « Quand on parle des morts, les morts nous écoutent », lui disait sa grand-mère Idiss. Derrière les épais murs de pierre, le cénotaphe de Robert Badinter a rejoint le caveau de Nicolas de Condorcet.
Avant de partir, une dernière chose…
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