INTERVIEW. Retrait américain de l'OMS : "Nous ne pouvons, sur la santé, qu'agir en commun", alerte l'expert mondial du sida Michel Kazatchkine
"Un coup sévère porté à la santé mondiale", voici comment le professeur Michel Kazatchkine réagit à l'annonce de Donald Trump de retirer les États-Unis de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Ancien directeur du Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose, Michel Kazatchkine a occupé de hautes fonctions internationales dans le domaine de la santé. Il avait également été désigné en 2020 pour faire partie des experts chargés d'évaluer la gestion de la pandémie de Covid-19 par les pays et l'OMS. Michel Kazatchkine juge la décision de Donald Trump "absurde et dangereuse", mais exprime surtout son "inquiétude quant à l'impact que cette décision va avoir."
franceinfo: En tant que médecin expert des questions de santé mondiale, comment avez-vous réagi personnellement à l'annonce de la décision de Donald Trump ?
Dr Kazatchkine : Ce n'était pas une surprise quelque part, même si c'était un choc. Je pense que c'est un coup sévère porté à l'OMS et à la santé mondiale. Ma réaction est à la fois une réaction d'inquiétude quant à l'impact que cette décision va avoir, mais aussi, à titre personnel, je trouve cette décision absurde et dangereuse. Nous sommes dans un monde où notre santé est interdépendante. Nous vivons dans un monde où les virus, les bactéries et les catastrophes climatiques n'ont pas de frontières. Nous ne pouvons, sur la santé, qu'agir en commun. L'OMS, justement, est là depuis plus de 60 ans comme une organisation qui regroupe 193 pays du monde qui travaillent ensemble avec l'objectif de maintenir le meilleur état de santé du monde.
L'OMS est l'organisation qui émet les normes, qui nous dit comment il faut agir en cas d'urgence, comment il faut répondre à une maladie, comment les prévenir, comment les traiter. C'est l'agence normative par excellence et le lieu où tous les ans, à l'Assemblée mondiale de la santé, tous les ministres de la Santé du monde se réunissent pour discuter de la façon dont on peut répondre en commun à des défis communs. Se retirer de cette organisation pourrait vouloir dire que les États-Unis pensent pouvoir résoudre tous leurs problèmes seuls, d'une part, et ne souhaitent pas se préoccuper des problèmes des autres d'autre part. Cela, pour moi, c'est incompréhensible en termes de citoyenneté mondiale. La santé, pour moi, est l'élément le plus évident de l'interdépendance de notre planète.
Concrètement, quelles sont les conséquences à craindre de cette décision ?
D'abord, cela va se traduire financièrement, par ce que les États-Unis d'Amérique contribuent pour plus de 15% du budget de l'Organisation mondiale de la santé, donc on court des risques considérables. Les États-Unis versent, comme tous les États du monde, une sorte de cotisation annuelle obligatoire à l'OMS, qui est de l'ordre de 100 millions pour eux. Et puis, surtout, ils versent aussi ce que l'on appelle des contributions volontaires, c’est-à-dire qu'ils financent des programmes de l'OMS, et là, on parle de chiffres considérables, de l'ordre d'un milliard de dollars par an. Ces programmes, qui sont financés actuellement par les États-Unis, sont essentiellement les programmes d'urgence de l'OMS. Il y a la réponse aux urgences épidémiques en Afrique, comme le virus Mpox, le Marburg, mais aussi la réponse sanitaire d'urgence en Ukraine financée en grande partie par les États-Unis. S'ils venaient à s'arrêter, ce serait une diminution vraiment drastique, singulièrement pour le département des urgences de l'OMS, avec des conséquences sur le fonctionnement.
L'autre conséquence porte sur l'expertise. Il y a, à l'OMS, beaucoup de personnels en détachement de l'administration américaine auprès de l'OMS. Ces personnels-là, qui apportent une expertise conséquente, pourront être rappelés. Par ailleurs, l'OMS travaille beaucoup avec les grandes institutions scientifiques et normatives américaines comme le CDC, le Center for disease control, le NIH, qui est la grande institution scientifique américaine. Or, ces ponts risquent aussi d'être coupés. Si on prend la nouvelle administration sur la gestion des grandes institutions scientifiques, sans parler de la nomination possible de Robert F. Kennedy comme ministre de la Santé, un antivaccin qui s'oppose au consensus scientifique, on risque d'avoir un impact négatif sur la capacité de l'OMS à travailler dans le domaine normatif. Elle va perdre un flux d'informations scientifiques et tout cela va finalement indirectement aussi avoir un impact négatif sur la santé. Le président a aussi ajouté le gel pour 90 jours de tous les crédits de l'aide au développement, qui sont, pour une part importante, des crédits en santé.
"Si les décisions vont aussi dans le sens d'une diminution de l'aide au développement, ça aura des impacts sur les vies et bien sûr les vies des plus vulnérables."
Dr Michel Kazatchkineà franceinfo
Nous sommes tous très inquiets de ce qu'un système de pensée, totalement autonome, sans contrôle, distinct de la vie de la communauté scientifique, puisse être maintenant aux manettes dans l'administration américaine sur des questions aussi sensibles que les questions de santé.
On a connu la pandémie de Covid. Si une telle pandémie se produisait de nouveau avec les États-Unis désormais hors de l'OMS, quelles seraient les conséquences ?
C'est une question importante, car tous les pays qui font partie de l'OMS souscrivent à ce que l'on appelle un règlement sanitaire international (RFI). Ce règlement sanitaire international a des règles de fonctionnement qui font que lorsque l'on détecte un nouveau virus, une nouvelle bactérie ou une nouvelle infection qui surgit quelque part à risque épidémique ou pandémique, on déclare cela à l'OMS et cela déclenche tout un certain nombre de mécanismes de réponse. Le fait de se retirer de l'OMS de la part des Américains signifierait qu’ils seraient libres de ne pas déclarer ou de ne pas rentrer dans le système international s'il faisait face eux-mêmes à un danger épidémique.
Or, c'est le cas à cette heure-ci, puisqu'il y a en ce moment aux États-Unis une alerte épidémique qui est celle d'un virus H5N1. Ce virus aviaire a maintenant été détecté dans le lait de vache et de bovins aux États-Unis. Il y a eu quelques cas de transmission humaine et on est dans la crainte qu'une mutation de ce virus ne l'adapte à l'humain. À ce moment-là, on court un risque épidémique important. Donc, si les États-Unis se retirent des obligations du règlement sanitaire international, cela signifie qu'ils se désolidarisent de la façon dont le monde cherche ensemble à faire face aux pandémies. Et que le pays se croit capable de répondre lui-même à toutes les questions qu'il se pose. Mais la sûreté du monde ne peut pas se résoudre par un seul pays, si puissant soit-il.