Fête de l’Humanité : Patrick Martin et Fabien Gay, le grand face-à-face

C’est un match retour. Fabien Gay, le rapporteur communiste de la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux entreprises – et directeur de l’Humanité – était allé défendre son travail à l’université d’été du Medef il y a deux semaines. Patrick Martin, le patron des patrons, est venu à son tour vendredi, sur la scène de l’Agora de la Fête de l’Humanité, pour débattre de la part que devrait prendre le capital dans le redressement des finances publiques et la lutte contre l’extrême droite.

De quelle manière les entreprises peuvent-elles contribuer à améliorer la situation budgétaire de la France ?

Patrick Martin

Président du Medef

Patrick Martin Nous avons une responsabilité collective dans cette situation qu’il ne faut pas sous-estimer et qui n’est pas que le problème de l’État. Cela inclut les entreprises. Celles-ci participent déjà significativement à l’effort. Pour bien situer les choses, net des aides dont nous allons reparler, les entreprises contribuent à la vie du pays à hauteur de 300 milliards d’euros par an sous forme d’impôts et de cotisations sociales.

Notre rôle principal, et on peut toujours mieux faire, est de créer de la richesse, du pouvoir d’achat, d’investir et de créer, si ce n’est de préserver des emplois. Voilà la vocation prioritaire des entreprises. Doit-on contribuer plus ? On peut le faire. Mais j’insiste là-dessus, on le fera d’autant mieux qu’on aura de la croissance. Cela me désole que, dans le débat public français, on ne prenne pas suffisamment en compte une compétition économique internationale d’une brutalité incroyable.

Fabien Gay

Sénateur communiste et rapporteur de la commission d’enquête sur les aides publiques aux entreprises

Fabien Gay Nous avons posé, avec la commission d’enquête, un chiffre objectivé : les aides publiques aux entreprises représentent 211 milliards d’euros. Pour que chacun se rende compte, c’est quatre fois le budget de l’éducation nationale, deux fois le montant des dotations aux collectivités territoriales. Et tout cela sans contrepartie, sans suivi ni évaluation.

Je rappelle aussi que nous avons commencé notre commission d’enquête en janvier. Nous ne savions pas que François Bayrou allait, mi-juillet, promettre du sang et des larmes à l’ensemble du peuple français avec le gel des prestations sociales, des salaires des agents publics, ou encore la suppression de 5 milliards d’euros aux collectivités territoriales qui ont été essorées, sans compter le vol de deux jours fériés aux travailleurs et travailleuses après leur avoir volé les deux plus belles années de leur vie à la retraite.

On ne peut pas avoir une partie du patronat qui exige toujours plus de contrôles sur les prestations sociales et le durcissement des conditions d’accès à l’allocation chômage, et qui, sur la question de leurs aides publiques, refuse toute transparence, évaluation ou même contrepartie en termes d’emploi ou d’environnement. Vous dites contribuer massivement. Mais qui contribue en réalité ?

Les travailleurs et les travailleuses et les petites et moyennes entreprises. Mais les très grands groupes, ceux qui captent en grande partie les aides publiques, payent peu ou pas d’impôts. TotalEnergies paie zéro euro d’impôt depuis dix ans, contrairement aux PME que vous devriez défendre.

François Bayrou a contesté ce chiffre de 211 milliards d’euros qui ménageait « des carottes et des sèche-cheveux ». Peut-on vraiment amalgamer tous les dispositifs d’aide ?

Fabien Gay Nous avons collecté l’ensemble des données disponibles dans les ministères pour objectiver ce chiffre. La commission d’enquête comporte 19 membres, un président LR, et le rapport a été adopté à l’unanimité par une majorité de droite sénatoriale très libérale. Nous avons dénombré 2 267 dispositifs. Une jungle dans laquelle plus personne ne s’y retrouve.

Mais la logique qui prédomine depuis 1993 est que, au lieu de donner de l’argent, on exonère : il y a 77 milliards d’euros d’exonérations de cotisations patronales. Je rappelle que c’est une partie du salaire des travailleurs et des travailleuses. Mais le pire, c’est que ce sont nous, les contribuables, qui compensons par l’impôt, et notamment par la TVA.

Patrick Martin Nous avons un désaccord sur le montant. Il y a, dans ces 211 milliards, des aides qui bénéficient aux consommateurs, par exemple avec la TVA réduite sur les travaux de rénovation dans le bâtiment ou dans la restauration. Vous parlez de cadeaux. Selon moi, ce sont plutôt des compensations.

Quand on se compare avec les pays voisins, les entreprises françaises, toutes proportions gardées, supportent 70 milliards d’euros de prélèvements obligatoires de plus chaque année que les entreprises allemandes, 60 milliards d’euros de plus que les entreprises italiennes. On ne peut pas d’un côté s’émouvoir de problèmes de compétitivité, qui se traduisent par un déficit commercial massif, et de l’autre dire qu’il faut rogner, voire supprimer, ces compensations.

Sur d’autres points, je suis d’accord avec vous. J’ai découvert, à l’occasion de cette mission d’enquête, qu’il y avait plus de 2 200 dispositifs d’aide. Un maquis invraisemblable dans lequel l’administration elle-même ne s’y retrouve pas. Le Medef a fait, il y a quelques jours, une proposition qu’on appelle l’effacement réciproque. C’est-à-dire qu’on est d’accord pour supprimer beaucoup de ces aides, mais en contrepartie, pour ne pas altérer la compétitivité des entreprises, on baisse l’imposition.

Fabien Gay On n’est pas tout à fait les champions d’Europe en matière de prélèvement obligatoire. C’est la Suède. Mais sur le fond, c’est vrai, Monsieur Martin. Sauf que plus vous êtes une grande entreprise et plus vous disposez des moyens de vous soustraire aux impôts. Ces prélèvements obligatoires défendent un modèle social dont nous devons être fiers, que nous devons défendre, améliorer, et qui participe de notre compétitivité.

Je vous le demande, comme patron, vous préférez notre modèle, qui permet d’avoir des salariés bien formés, soignés correctement, avec des routes et des transports en commun qui permettent de se rendre dans les entreprises ? Ou celui du Bangladesh ? Si l’on baisse les prélèvements obligatoires, nous n’aurons plus ce modèle social qui fait de chaque salarié français l’un des plus compétitifs au monde en termes horaires.

Patrick Martin Voici un nouveau point de convergence : je suis fier de la France, je suis patriote. Même si les solutions qu’on propose ne sont d’évidence pas les mêmes. Je veux un pays plus prospère. Pourquoi dans la 7e puissance économique du monde, le revenu par habitant est dorénavant le 25e ? Nous avons un vrai problème d’efficacité.

Sur la fiscalité, quand vous regardez la moyenne des résultats du CAC 40, la plus grande partie de leurs résultats est réalisée à l’étranger. Total ne gagne pas d’argent en France, on ne va pas lui faire payer des impôts sur de l’argent qui n’est pas gagné ici.

Le vrai problème, c’est qu’on n’a pas su collectivement se donner les moyens de garder nos entreprises en France. Dix-huit entreprises du CAC 40 sont contrôlées par des capitaux étrangers. Comment voulez-vous exiger de leurs actionnaires étrangers qu’ils soient des patriotes français ? Ils défendent leurs intérêts.

L’entreprise Michelin a bénéficié de 32 millions d’euros d’exonération de cotisation sociale en 2024, 40 millions d’euros au titre du crédit d’impôt recherche, et versé 1,4 milliard d’euros de dividendes, tout en supprimant 1 254 postes en France. Trouvez-vous cela normal ?

Patrick Martin Je suis désolé de vous rappeler que la vie des entreprises connaît des hauts et des bas. Avant d’être président du Medef, je suis avant tout chef d’entreprise. Je vis ce que je dis. Il ne faut pas tout mélanger. Des entreprises qui reçoivent des aides et sont, à un moment donné, confrontées à une difficulté conjoncturelle ne doivent-elles pas s’y adapter au motif qu’elles ont reçu une aide ?

Ne faut-il pas rembourser ces aides s’il y a des licenciements ou des délocalisations ?

Patrick Martin Je ne répondrai pas exactement là-dessus. Je dirai simplement qu’on peut aller plus loin dans la traçabilité et la réalité des investissements engagés en regard des aides versées. Il y a là certainement une marge de progression. Mais on ne peut pas amalgamer des situations conjoncturelles, des problèmes concurrentiels et les aides.

Prenons l’exemple d’une entreprise dans la chimie, dans la sidérurgie, dans l’automobile, qui est agressée – j’emploie délibérément le mot – par des concurrents chinois. En plus des difficultés qu’elle rencontre du fait de cette agression, doit-elle rembourser des aides préalablement touchées ? Je ne vois pas bien la logique.

Fabien Gay Il n’y a pas qu’à la Fête de l’Humanité que votre discours n’est pas entendable sur cette question. Des grandes entreprises qui touchent des aides publiques, versent des dividendes, pratiquent le rachat d’actions à plusieurs milliards d’euros pour en faire monter le cours et qui, dans le même temps, licencient, je le répète, c’est inacceptable, inexcusable !

Michelin en 2017 a touché 4,3 millions d’euros du Cice (crédit d’impôt compétitivité emploi) pour acheter huit machines-outils. Seulement deux ont été déballées. Le site a été fermé et les machines ont été envoyées au Portugal et en Europe de l’Est. Huit ans après, j’interpelle le président de Michelin devant la commission d’enquête. Pour la première fois, Florent Menegaux reconnaît, parce qu’il a prêté serment, qu’il est prêt à rembourser l’argent public.

On peut aussi citer Arcelor : 293 millions d’euros d’argent public chaque année. Quinze jours après nous avoir assuré le contraire, le groupe supprime 636 emplois et renonce à son projet de décarbonation de ses hauts-fourneaux. L’une des propositions que le Sénat a adoptées à l’unanimité demande le remboursement de toute aide publique sur deux ans en cas de délocalisation. L’argent public ne peut pas servir les actionnaires. On propose donc aussi de déduire du montant des dividendes celui des aides publiques. Cela recréerait de la confiance après ces scandales à répétition.

Patrick Martin D’abord, il ne faut pas faire de cas particuliers des généralités. J’observe que l’image de l’entreprise d’une manière générale n’est pas mauvaise. Le président Menegaux a pris acte de ce que vous lui avez dit. Une aide, si elle n’est pas utilisée à ce pour quoi elle est destinée, doit être remboursée. C’est une évidence. Mais je voulais rappeler aussi qu’une entreprise privée sans actionnaire, ça n’existe pas. Et il n’y a pas assez d’actionnaires français.

Fabien Gay Les entreprises sans actionnaires ça existe. Les coopératives, et il y en a plein à la Fête de l’Humanité. Je voudrais finir sur un point : nous sommes dans un moment politique extrêmement grave. Toute une partie du capital est en train de basculer dans les mains de l’extrême droite. Je pense que vous avez une responsabilité comme président du Medef de tenir cette digue. Et je dois vous avouer que ce que vous avez dit à propos de Bardella était une erreur.

Patrick Martin Personne ne peut me soupçonner d’être d’extrême droite. Lors de notre université d’été, je me désolais que certains intervenants n’aient pas pris en compte la réalité de la dureté de la compétition internationale. Et j’ai effectivement ajouté que Bruno Retailleau, Gabriel Attal et, dans une certaine mesure, Jordan Bardella – qui n’a pas son rond de serviette au Medef – prenaient mieux en compte cette situation.

Le média que les milliardaires ne peuvent pas s’acheter

Nous ne sommes financés par aucun milliardaire. Et nous en sommes fiers ! Mais nous sommes confrontés à des défis financiers constants. Soutenez-nous ! Votre don sera défiscalisé : donner 5€ vous reviendra à 1.65€. Le prix d’un café.
Je veux en savoir plus !