GRAND ENTRETIEN. "Le droit international est bafoué, mais nous n'en avons jamais autant parlé", selon le politiste Bertrand Badie

Guerre en Ukraine, conflit dans la bande de Gaza en représailles aux attaques du 7-Octobre, frappes israéliennes et américaines sur l'Iran... Comment comprendre le recours accru à la force, dénoncé mercredi 25 juin à l'Assemblée nationale par le Premier ministre François Bayrou ? Qu'implique-t-il pour le droit international ? Quel rôle l'ONU peut-elle encore jouer ? Pour répondre à ces questions, franceinfo a interrogé Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris et spécialiste des relations internationales. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont L'Art de la paix (éd. Flammarion). 

Franceinfo : Partagez-vous le constat d'un monde dominé par la force ?  

Bertrand Badie : Ce constat n'est pas faux, mais il est incomplet et trompeur. Oui, nous assistons à une résurgence de la force, mais aussi à une demande de force. Nous voyons, avec le populisme, comment des pans entiers de l'opinion demandent un retour d'autoritarisme, qui sert à construire des systèmes illibéraux et à tenir le droit en lisière. Il y a une nostalgie de la puissance et de la force, à l'image du slogan "Make America Great Again" ("Rendre sa grandeur à l'Amérique") de Donald Trump. Nous essayons de réhabiliter cette puissance, la capacité de contraindre et l'usage de la violence.

"On vit un moment dramatique, qui est un moment de contraste : on utilise de plus en plus la puissance et la force, elle est de plus en plus meurtrière et coûteuse. Et pourtant, elle n’aboutit jamais."

Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales

à franceinfo

Depuis 1945, la puissance n'a cessé de montrer son inefficacité. En ayant recours à la force au Vietnam ou en Irak, la puissance américaine a échoué. Nous pouvons dire de même des forces russes en Ukraine. Depuis 77 ans, Israël a recours à la force pour contenir, voire dépasser la question palestinienne. Celle-ci ne cesse de rejaillir. 

Avec la politique de Vladimir Poutine, Benyamin Nétanyahou ou Donald Trump, les recours unilatéraux à la force semblent s'accélérer. Comment l'expliquez-vous ? 

Les objectifs sont nombreux. L'usage de la puissance peut être messianique, un projet de changement de régime. Il y a aussi une volonté de conquête ou de reconquête, comme le projet de Vladimir Poutine à l'égard de l'Ukraine. La puissance peut aussi être employée dans un objectif de recherche de la sécurité, à l'image de la stratégie israélienne. Pour Tel-Aviv, seules la puissance et la force mènent à cette sécurité, mais on voit bien que cela n'a pas fonctionné. Un autre usage de la puissance, c'est l'affichage : montrer sa puissance pour montrer que l'on compte, que l'on est le plus puissant. C'est typiquement trumpien, nous l'avons vu dans la guerre commerciale et de manière spectaculaire avec les frappes américaines en Iran. Il peut y avoir un effet de dissuasion derrière cet affichage. 

"Cette puissance devient de plus en plus synonyme de destructions. Ce qui m'inquiète beaucoup"

Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales

à franceinfo

En Ukraine, Vladimir Poutine casse les infrastructures, effraie la population, porte atteinte aux mécanismes de survie de la société. Benjamin Nétanyahou mène au Proche-Orient une œuvre de chaotisation. Il crée un déséquilibre en sa faveur de la manière la plus brutale. La puissance ne s'accomplit pas en contenant celle de l'autre, mais en créant les conditions d'effondrement de l'autre. Or, l'effondrement ne crée pas l'ordre, mais l'incertitude et l'anarchie. 

Vivons-nous une ère de prédations ? 

La prédation est vieille comme le monde. Nous sommes entrés, avec la mondialisation, dans une période de course aux ressources. La colonisation en avait déjà marqué l'amorce, mais là, cela se fait de manière plus ouverte et plus cynique. Ce n'est pas nouveau et la prédation n'a pas forcément besoin de la guerre.

Bertrand Badie (FRANCEINFO)
Bertrand Badie (FRANCEINFO)

Dans la période actuelle, nous sommes bien au-delà de la prédation. Nous sommes plutôt dans la chaotisation, ce qui est bien plus grave. Des acteurs profitent du démantèlement d'Etats qui ne peuvent plus rien leur opposer. Ils définissent les conditions d'une recolonisation qui ne dit pas son nom. 

Va-t-on selon vous vers la fin du droit international ? A quel point est-il encore respecté, ou au contraire, bafoué ? 

Certes, le droit international est bafoué et parfois par ceux qui l'ont fait. Des Européens le bafouent de plus en plus. Quand on annonce un soutien inconditionnel à Israël pour l'action militaire menée contre l'Iran, on bafoue le droit international qui interdit les guerres préventives [en réponse à une menace]. Quand on ne réagit pas face à des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité qui se multiplient dans la bande de Gaza, on bafoue le droit international. Quand Donald Trump parle de se saisir du Groenland ou encore du Canada, le droit international est bafoué. Il considère que, dès lors qu'il a été choisi par le peuple, le droit n'a rien à lui opposer.

En même temps, je ne sombrerais pas dans le pessimisme. Nous n'avons jamais autant parlé du droit international que depuis ces dernières années. Jamais les paroles de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale n'ont été autant médiatisées. Lors de la Guerre Froide, personne ne parlait du droit international. 

"Il y a un effet de contraste entre ce droit international qui n’est pas respecté, mais qui est de plus en plus énoncé, qui est entendu à défaut d’être écouté."

Bertrand Badie

à franceinfo

Prenons l'exemple de ce qui se joue dans la bande de Gaza. Certains y voient "le cimetière" du droit international. Partagez-vous cet avis ?

Des "princes" de ce monde aimeraient bien enterrer le droit international, mais je crois qu'il ne se laisse pas enterrer comme cela. Des institutions multilatérales, des ONG, des médias savent le mettre sur la table et non sous terre.

Dans la bande de Gaza, deux chefs d'accusation ont été retenus par la Cour pénale internationale, ceux de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. La Cour internationale de justice, elle, parle d'un risque génocidaire. Le parallélisme avec l'Ukraine est à mon sens assez saisissant. J'ai d'ailleurs du mal à comprendre ceux qui parlent d'un génocide là où cela les arrange, et qui n'en parlent pas là où cela ne les arrange pas.

Vous avez [dans les deux cas] un refus de la coexistence : le droit des Ukrainiens et des Russes à vivre côte à côte, le droit des Israéliens et des Palestiniens à vivre côte à côte, et ce, avec des droits égaux. La coexistence implique la reconnaissance de l'autre, et elle est complètement abandonnée.

Quels sont les blocages actuels de l'ONU ? 

Vous avez une "bonne" et une "mauvaise" ONU. Le Conseil de sécurité des Nations unies [qui compte cinq membres permanents, dont les Etats-Unis, la France ou la Russie], c'est la projection de la puissance des Etats dans le multilatéralisme. Donc, c'est la négation du multilatéralisme : comment voulez-vous qu'il existe en donnant à cinq Etats le pouvoir de dire le droit, et de ne pas le respecter ? Aucun des grands conflits n'a d'ailleurs été résolu par le Conseil de sécurité.

En revanche, il y a le "bon" côté de l'ONU : le multilatéralisme social, c'est-à-dire toutes ces agences de l'ONU qui mènent un travail absolument remarquable dans le monde. Le Programme alimentaire mondial, l'Unicef, l'Organisation mondiale de la santé... Kofi Annan, l'ancien secrétaire général de l'ONU, estimait qu'en agissant ensemble sur l'ordre social mondial, nous pouvions créer les conditions d'une vraie paix.

"Aujourd’hui, les inégalités sociales, les grands défis mondiaux [comme l’urgence climatique, l’insécurité alimentaire et sanitaire] sont de plus en plus des sources de guerre."

Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales

à franceinfo

Donald Trump a décidé de baisser drastiquement le financement américain de l'aide humanitaire à l'étranger. Ecoutez les cris de détresse des agences de l'ONU, elles se sentent impuissantes. C'est le crime des crimes : on ne peut plus contribuer aux solutions aux souffrances sociales, et l'on augmente les risques de guerre. 

Comment répondre à ces problèmes ? 

C'est là que le serpent se mord la queue. On ne peut pas relancer le multilatéralisme sans la volonté des Etats, des plus puissants. Si la stratégie "America First" ("L'Amérique d'abord") de Donald Trump vient saper le multilatéralisme social, nous sommes dans un blocage complet. Il faudrait le convaincre de remettre la main au portefeuille ou convaincre les autres Etats de compenser les coupes de l'aide américaine. C'est très problématique : on demande déjà aux autres pays d'augmenter leurs dépenses de défense. Le budget de l'aide au développement est d'ailleurs le principal sacrifié face aux besoins de rééquilibrage budgétaire en Europe. 

Vous parlez de budgets de défense, notre réarmement est-il inéluctable face aux menaces russes notamment ? 

Je n'ai jamais dénié la réalité et la nécessité d'un budget de défense. Je ne suis pas d'un pacifisme naïf. Mais là, je suis inquiet. Face à la déstabilisation actuelle, nous ne répondons que par une hausse du budget de la défense, sans chercher de projets de paix. J'aimerais mieux que l'on s'interroge sur l'utilité d'un "Helsinki II", d'une conférence sur la sécurité européenne. 

"La défense est dépendante d’une politique étrangère. Y a-t-il une politique étrangère commune de l'Europe ?"

Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales

à franceinfo

J'aimerais que l'on m'explique ce que veut dire "investissement dans la défense" dans cette période. Le danger est-il de voir des chars russes arriver, de voir une guerre mondiale semblable aux deux précédentes ? Le danger, ce sont des menaces nouvelles, les cyberattaques, la manipulation de l'information et de la communication.

Pourtant, des voix s'élèvent pour alerter sur une possible attaque russe contre un pays de l'Otan, balte par exemple, dans moins de cinq ans. 

J'ai du mal à imaginer comment, après le revers subi en Ukraine, Vladimir Poutine pourrait se lancer dans une guerre contre les Etats baltes, contre la Pologne ou la Moldavie. Il y a bien sûr un risque. Mais dans ce cas, il faut le traiter diplomatiquement. Il ne s'agit pas de capituler, ce qui serait la pire des choses devant Vladimir Poutine. Il s'agit de définir des voies diplomatiques qui permettraient de traiter ce sujet.