Sommet de l'Otan : augmenter les dépenses de défense, comme l'exige Donald Trump, un défi pour les Européens face à la menace russe

Dépenser plus et plus vite pour se défendre face à une éventuelle attaque de la Russie, désormais aux portes de l'Otan. Le sujet est au cœur du sommet de l'Alliance atlantique, qui se tient à La Haye (Pays-Bas), mardi 24 et mercredi 25 juin. Le président des Etats-Unis, Donald Trump, a formulé depuis janvier une demande chiffrée à l'égard des Canadiens et des Européens : que chacun alloue au moins l'équivalent de 5% de son produit intérieur brut (PIB) à sa défense, et contribue ainsi davantage à l'Alliance. Car au sein de l'organisation transatlantique, les Etats-Unis représentent 64% de l'ensemble des dépenses de défense, et le dirigeant populiste laisse planer le spectre d'un désengagement américain sur la sécurité européenne.

"Je suis assez confiant (...) sur le fait que nous parviendrons à une position commune", a récemment déclaré le secrétaire général de l'Otan, Mark Rutte. L'ancien Premier ministre des Pays-Bas défend un engagement en deux volets, pour atteindre le seuil réclamé par Washington : 3,5% du PIB en dépenses de défense directes, et 1,5% en investissements plus indirects, de la cybersécurité aux infrastructures pour le transport militaire. "Oui, c'est beaucoup d'argent, mais ce n'est pas infaisable", a assuré le responsable, début juin, en conférence de presse

Un horizon encore lointain pour de nombreux Etats 

"On demande un effort de l'ordre du raisonnable pour préserver la paix et le modèle démocratique, de société, en ayant les moyens de se défendre. Cela répond au partage du fardeau demandé par Donald Trump", estime auprès de franceinfo Camille Grand, chercheur au Conseil européen des relations internationales (ECFR). "Le monde s'est dégradé, l'environnement stratégique est le plus compliqué depuis des décennies", en particulier depuis 2022 et l'invasion de l'Ukraine par la Russie, rappelle l'ancien secrétaire général adjoint de l'Otan pour l'investissement de défense.

L'horizon envisagé pour atteindre cet objectif serait 2032, selon Camille Grand. Sept ans pour monter à 5% : un horizon encore lointain pour de nombreux Etats membres, d'après les dernières données de l'Otan. Même les Etats-Unis n'y sont pas. En 2024, ils consacraient 3,19% de leur PIB à la défense, contre 4,07% pour la Pologne – le meilleur élève de l'Alliance. La France est dans la moyenne basse, à 2,03%. A la toute fin du classement, la Belgique et l'Espagne ont consacré l'an dernier 1,29% et 1,24% de leur PIB à la défense.

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Les investissements augmentent néanmoins de manière continue depuis dix ans, observe l'Institut international des études stratégiques (IISS). La tendance est particulièrement prononcée en Pologne et dans les Etats baltes, en première ligne en cas de nouvelle offensive russe. Cette année, l'ensemble des pays de l'Otan devraient atteindre au moins 2% de leur PIB en dépenses de défense, d'après les prévisions de l'Alliance. Les efforts se sont accélérés avec le retour de la guerre en Europe. "L'Otan avait estimé qu'il fallait aller vers 2% du PIB en 2014 [année de l'annexion de la Crimée par la Russie]. On a mis plus de dix ans pour y arriver", note Camille Grand. 

"Des pays sont presque à 5%, d'autres vont très vite. Il y a des Etats où les débats budgétaires sont un peu plus compliqués, et d'autres qui disent qu'ils ont déjà du mal à atteindre 2%."

Camille Grand, chercheur et ancien secrétaire général adjoint de l'Otan

à franceinfo

En respectant le seuil défendu par Mark Rutte, l'Europe retrouvera des dépenses de défense "dans la moyenne de la guerre froide", contextualise l'ancien secrétaire général adjoint de l'Otan. Dans le monde, seuls neuf pays, aujourd'hui, allouent plus de 5% de leur PIB à leur défense, notamment l'Ukraine et la Russie, Israël, l'Algérie ou encore l'Arabie saoudite, détaille l'Institut de recherche de Stockholm pour la paix internationale (Sipri). 

Un défi budgétaire, notamment pour la France 

Au sein de l'Otan, la Pologne fait figure de laboratoire d'investissements accélérés en matière de défense. En dix ans, le pays a doublé la part de son PIB dédié à sa sécurité, avec une hausse précipitée ces trois dernières années. L'invasion de la Crimée, puis, huit ans plus tard, la guerre en Ukraine, juste de l'autre côté de la frontière polonaise, avec la Biélorussie voisine servant de base arrière au Kremlin, ont fait office d'"électrochoc" à Varsovie, note une étude de l'Institut français des relations internationales (Ifri). "La Pologne a changé sa stratégie de sécurité dans les années 2010, pour prendre en compte la posture de plus en plus agressive de Moscou", analyse auprès de franceinfo Amélie Zima, responsable du programme sécurité européenne et transatlantique à l'Ifri et coautrice de l'étude.

La Pologne a actionné plusieurs leviers pour financer cette montée en puissance de sa défense. L'Ifri note la création récente d'un Fonds de soutien aux forces armées, "abondé par de la dette, des obligations et les recettes issues de la location de terrains d'entraînement aux forces armées étrangères". Ce mécanisme extrabudgétaire vise à "financer tout investissement prévu qui ne rentrerait pas dans la limite du budget ou dans les limites européennes d’endettement". A cela s'ajoute une croissance économique généralement élevée, symbole du "miracle" économique polonais. Elle doit être de 3,6% cette année, contre 0,8% pour la France, d'après les prévisions de la Commission européenne. Pour autant, le déficit polonais continue de se creuser, atteignant 6,6% du PIB l'an dernier contre 1,7% en 2021, d'après Eurostat

"La Pologne est un pays en expansion. Financer la défense dans un Etat en pleine expansion, c'est facile. (...) Il faudra maintenir la croissance pour soutenir cet effort de défense."

Amélie Zima, responsable du programme sécurité européenne et transatlantique à l'Ifri

à franceinfo

En France, la situation budgétaire rend l'équation complexe, avec un déficit public à 5,8% et une dette publique atteignant 113% du PIB – des pourcentages parmi les plus élevés de l'Union européenne. Dans ce contexte contraint, atteindre déjà 3,5% du PIB dédié à la défense "constitue un effort significatif d'augmentation des dépenses de défense, une hausse que nous n'avons pas vue depuis 1970", relève Grégory Claeys, directeur du département économie du Haut-Commissariat à la stratégie et au plan. Dès lors,"5% du PIB pour des dépenses de défense directes, cela nous paraît très difficile à atteindre." 

"De tels efforts seraient totalement inédits"

Dans une étude qu'il a coécrite, l'économiste détaille les leviers possibles de financement de cet objectif à 3,5% du PIB. En prenant en compte les engagements de recul du déficit et de la dette, mais aussi l'importance de la transition écologique, aller vers ce pourcentage impliquerait de "réduire la croissance des autres dépenses publiques en moyenne entre 2025 et 2030 à 0,9% par an", d'après le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan. "De tels efforts seraient totalement inédits." 

Des "réformes pour améliorer la croissance" sont également sur la table, tout comme une augmentation des prélèvements obligatoires. Mais d'après l'étude, "financer tout l'effort de défense par l'impôt représenterait un choc fiscal massif", par exemple une hausse de près de dix points de TVA sur cinq ans.

"Pour la France, il est impossible d'avoir recours à un seul levier. Il faut absolument combiner plusieurs leviers, pour arriver à des chiffres ambitieux mais plus atteignables."

Grégory Claeys, directeur du département Economie du Haut-Commissariat à la stratégie et au plan

à franceinfo

Des chercheurs défendent ainsi des mécanismes européens pour appuyer les efforts nationaux. "Il faut un plan de dépenses européen. Si la France devait aller jusqu'à 5%, nous n'arriverions pas à le faire avec des dépenses purement nationales", affirme Pierre Haroche, maître de conférences en politique européenne et internationale à l’Université catholique de Lille. Selon lui, il est important d'inclure cet objectif dans "un débat plus large", portant notamment sur une mutualisation des fonds et un endettement commun en matière de défense à l'échelle européenne.

Des divisions politiques, mais un "consensus" possible

Encore faut-il s'accorder sur l'objectif. A travers l'Europe, des voix s'élèvent contre le seuil exigé par les Etats-Unis. "Pour l'Espagne, s'engager à atteindre un objectif de 5% ne serait pas seulement déraisonnable, mais aussi contre-productif", a récemment écrit le Premier ministre socialiste espagnol, Pedro Sanchez, dans un courrier adressé à Mark Rutte et consulté par l'AFP. "C'est de l'hystérie collective de considérer qu'il faut faire 5%", a tancé le leader de la droite belge francophone, Georges-Louis Bouchez, dans un entretien au Soir. Aux craintes financières s'ajoutent "les partis prorusses, les interférences russes ou les partis questionnant la réalité de la menace" posée par Moscou, développe Pierre Haroche.

"ll faut avoir un consensus sur la menace. Il faut un minimum de consensus pour maintenir cette trajectoire, et ne pas avoir de pays qui pensent qu'il vaut mieux trouver un arrangement avec l'impérialisme russe."

Pierre Haroche, spécialiste des questions européennes

à franceinfo

A nouveau, l'exemple de la Pologne est parlant. Le renforcement de la défense nationale a fait l'objet d'un débat parlementaire "transpartisan", qui a permis un consensus solide entre des forces politiques d'habitude aux antipodes, rapporte l'Ifri.

Pierre Haroche voit aussi, à l'échelle européenne, un plus grand consensus sur la nécessité de disposer de davantage d'armes. Et surtout, des opinions publiques pour qui la défense devient une priorité. "L'idée qu'il y a un enjeu et une urgence en matière de défense est assez générale en Europe", remarque le chercheur. D'après le dernier sondage Eurobaromètre, 78% des Européens se disent "préoccupés" par la défense et la sécurité européennes des cinq prochaines années. Une majorité claire − 81% − plaide d'ailleurs pour une politique européenne commune dans ces domaines.

Même les nations plus éloignées des menaces russes, l'Espagne et l'Italie par exemple, partagent ce ressenti. Sur la sécurité européenne, 76% des Espagnols et 81% des Italiens confient être inquiets, tout comme 77% des Français. L'enjeu, pour les prochaines années, reste d'obtenir leur adhésion à des hausses de dépenses non négligeables. "Il faut expliquer à nos sociétés notre architecture de sécurité, les raisons pour lesquelles nous avons de telles menaces", appuie Vira Ratsiborynska, analyste à l'Otan et professeure à l'université Vrije à Bruxelles. "Il faut expliquer ce que sont les menaces hybrides, poursuit-elle. La défense, c'est aussi la capacité de parler avec la population. Si on n'a pas cette communication, elle ne comprendra pas pourquoi il faut investir."