Guerre dans la bande de Gaza : qui utilise ou non le mot "génocide" pour décrire les opérations israéliennes, et pour quelles raisons ?

Le mot est clivant. Et le débat, extrêmement tendu. Après plus d'un an et demi de guerre dans la bande de Gaza contre le Hamas, organisation islamiste, en réaction aux attaques terroristes du 7 octobre 2023, l'Etat d'Israël est régulièrement accusé de commettre un génocide à l'encontre des habitants de l'enclave palestinienne. Des banderoles de manifestations jusqu'aux rapports de l'ONU en passant par certains discours de dirigeants politiques, ce terme, très chargé historiquement, est de plus en plus fréquemment utilisé pour décrire la politique menée à l'encontre des quelque deux millions de Gazaouis piégés dans cette zone dévastée.

Pour une partie de l'opinion publique, le décalage entre les différentes visions du conflit est devenu trop important et pose donc la question des termes employés. "Pourra-t-on parler de génocide quand tout le monde sera mort ?", interrogeaient encore, dimanche 25 mai, plusieurs affiches lors d'un rassemblement parisien pour la paix au Proche-Orient, dans une formule popularisée par les réseaux sociaux.

Un collage réalisé en marge d'une manifestation pour l'arrêt des combats dans la bande de Gaza et la reprise de l'aide humanitaire, à Paris, le 27 mai 2025. (FRANCEINFO)
Un collage réalisé en marge d'une manifestation pour l'arrêt des combats dans la bande de Gaza et la reprise de l'aide humanitaire, à Paris, le 27 mai 2025. (FRANCEINFO)

Le lendemain, le journal L'Humanité affichait ce mot en une, tandis que 300 autrices et auteurs signaient une tribune le même jour dans Libération pour défendre l'usage de ce terme pour décrire la situation à Gaza. "Tout comme il était urgent de qualifier les crimes commis contre des civils le 7 octobre 2023 de crimes de guerre et contre l'humanité, il faut aujourd'hui nommer le 'génocide'", réclame le texte. Une position partagée par un nombre grandissant d'acteurs et de spécialistes.

Des ONG internationales dénoncent "un génocide en cours"

Il faut remonter au mois de décembre 2023, soit deux mois après le lancement de l'invasion terrestre de la bande de Gaza par l'armée israélienne, pour retrouver les premières voix dénonçant un "génocide en cours" contre les habitants de l'enclave. "Leurs conditions de vie deviennent jour après jour, inexorablement, celles d'une population dont l'élimination est programmée", décrivait notamment la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) dans une résolution.

Un an plus tard, plusieurs ONG internationales ont commencé à employer ce terme. En décembre 2024, après une enquête, Amnesty International a conclu "qu'Israël a[vait] commis et continu[ait] de commettre un génocide contre les Palestiniens et Palestiniennes dans la bande de Gaza occupée". Pour justifier son propos, Amnesty fait valoir que l'Etat hébreu a perpétré "des actes interdits par la Convention sur le génocide, dans l'intention spécifique de détruire la population palestinienne" de Gaza, ajoutant qu'Israël "s'est notamment rendu coupable de meurtres, d'atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale des personnes, et de soumission délibérée (...) à des conditions de vie destinées à entraîner leur destruction physique".

Dans la foulée, Human Rights Watch a accusé les autorités israéliennes de "crime d'extermination et d'actes de génocide à Gaza", notamment par le fait de couper les approvisionnements en eau potable. "Il ne s'agit pas juste de négligence, mais d'une politique délibérée de privation ayant entraîné des milliers de décès par déshydratation et maladie", a déploré Tirana Hassan, directrice de l'ONG. De son côté, Médecins du Monde utilise des termes proches. "Ce n'est pas de la rhétorique : c'est un constat basé sur des faits, s'est justifié auprès de la Dépêche son président, Jean-François Corty. Une dynamique génocidaire est en cours et elle est documentée. Les infrastructures vitales sont ciblées. L'aide est entravée. La violence est massive et indiscriminée." 

Des rapports de l'ONU et de l'Union européenne vont dans ce sens

Au fil de plusieurs rapports, des enquêteurs mandatés par les Nations unies ont, eux aussi, employé ce terme controversé. "Les méthodes de guerre d'Israël à Gaza sont compatibles avec un génocide, y compris le recours à la famine comme arme de guerre", alertait par exemple en novembre le Comité spécial de l'ONU chargé d'enquêter sur les pratiques israéliennes à l'égard des Palestiniens (actif depuis 1968). Dans une note datant du 7 mai, une trentaine d'experts de l'ONU appellent à "mettre fin au génocide en cours" dans l'enclave palestinienne, expliquant que "l'escalade des atrocités à Gaza représente un tournant moral urgent" pour la communauté internationale.

Parmi ces signataires figure Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, qui assurait dans son "Anatomie d'un génocide" (rapport publié le 25 mars 2024) que "le palier du génocide" avait déjà été "franchi". Fin octobre, au siège new-yorkais de l'ONU, elle a par ailleurs appelé à "comprendre le plan plus vaste à l'œuvre derrière ce qu'il se passe en Palestine aujourd'hui", citant la colonisation israélienne et les déplacements forcés de population.

Au niveau européen, seules quelques voix ont publiquement évoqué un génocide dans la bande de Gaza. Parmi elles, l'ancien chef de la diplomatie de l'UE, Josep Borrell, a accusé frontalement le gouvernement israélien. "Nous savons tous ce qu'il se passe là-bas, et nous avons tous entendu les objectifs affichés par les ministres de Nétanyahou , qui sont des déclarations claires d'intention génocidaire, a-t-il affirmé, cité par le Guardian. J'ai rarement entendu le dirigeant d'un Etat exposer aussi clairement un plan correspondant à la définition juridique du génocide."

Sur la même ligne, Saskia Kluit, rapporteure de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) a déclaré le 23 mai que les actes d'Israël "[allaien]nt dans le sens d'un nettoyage ethnique et d'un génocide". Quant aux dirigeants européens, seule la présidente de la Slovénie, Natasa Pirc Musar, a déclaré face au Parlement que "le monde [étai]t témoin d'un génocide" à Gaza là où les autres Etats membres préfèrent employer les termes "horreur", "massacre" ou encore "mouroir".

Un terme qui commence à faire consensus dans le monde de la recherche

D'éminents spécialistes du sujet s'accordent à dire que le mot "génocide" est pertinent pour décrire ce qu'il se passe à Gaza. Parmi leurs repères, on retrouve la pensée de Raphael Lemkin, juriste polono-américain à qui l'on doit le concept de génocide dans les années 1940, mais aussi la Convention de l'ONU de 1948, dont la définition juridique vaut toujours.

"Le génocide s'entend (...) des actes commis dans l'intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux."

Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

de l'ONU (1948)

Quelques jours après le début de la guerre à Gaza, l'historien israélien Raz Segal, spécialiste de l'étude des génocides, décrivait dans la revue Jewish Currents l'opération militaire de l'Etat hébreu comme "un cas d'école", faisant valoir qu'elle cochait trois cases établies par la définition de 1948, à savoir le fait de "tuer des membres du groupe", d'infliger "une atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe" et de prendre des "mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe"

D'autres chercheurs, plus prudents au départ, ont raconté au journal néerlandais NRC comment leur analyse avait évolué, face aux refus répétés du gouvernement israélien de débloquer les livraisons d'aide humanitaire, ou encore après les "déclarations ouvertement génocidaires" de certains dirigeants israéliens. C'est le cas de Melanie O'Brien, présidente de l'Association internationale des spécialistes du génocide, pour qui l'accumulation de plusieurs crimes de guerre justifie à un certain point l'emploi du mot "génocide". Ou encore de Dirk Moses, rédacteur en chef du Journal de recherche sur le génocide, qui décrit la "double intention" de la politique israélienne, à savoir le fait de viser "délibérément" les civils sous couvert d'affaiblir le Hamas, lors de frappes ou en bloquant l'aide humanitaire.

Le gouvernement israélien rejette l'accusation, certains juristes et historiens appellent à la nuance

En marge des communiqués et des études, la justice internationale se penche, elle aussi, sur la guerre à Gaza. Le 21 novembre, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d'arrêt visant le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, "pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre". Saisie par l'Afrique du Sud, la Cour internationale de justice (plus haute juridiction de l'ONU) a, de son côté, reconnu en mars le risque de "génocide" dans l'enclave palestinienne, appelant Israël à tout faire pour empêcher que de tels actes soient commis.

Benyamin Nétanyahou a vivement réagi, parlant d'"outrage moral de proportion historique" concernant la procédure qui le vise. Le camp israélien assure mener simplement une opération militaire contre le Hamas, qui n'a pas coûté la vie à l'ensemble des Gazaouis (le dernier bilan fourni par le ministère de la Santé local fait état de plus de 54 000 morts, sur une population estimée à plus de deux millions d'habitants), et qui ne repose pas sur un plan d'extermination comme durant l'Holocauste. 

Un homme transporte ses affaires au milieu des décombres dans le camp de déplacés de Nuseirat (bande de Gaza), le 24 mai 2025. (EYAD BABA / AFP)
Un homme transporte ses affaires au milieu des décombres dans le camp de déplacés de Nuseirat (bande de Gaza), le 24 mai 2025. (EYAD BABA / AFP)

Dans une tribune publiée en novembre par le Monde, le juriste Yann Jurovics et l'historien Iannis Roder évoquent "de possibles crimes contre l'humanité" mais refusent d'employer le terme "génocide", un "non-sens juridique" selon eux, qui risquerait "de banaliser [ce] crime". Ils estiment par ailleurs que l'opposition entre le Hamas et Israël dans la bande de Gaza est avant tout un conflit armé, à la différence de la situation des Arméniens à la fin de l'empire ottoman, des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale ou encore des Tutsis au Rwanda, qui étaient des victimes civiles désarmées. "Toute guerre qui oppose deux armées, quels qu'en soient les horreurs et le coût humain, ne peut être ainsi qualifiée", tranchent-ils.

Pour sa part, l'historien Vincent Duclert juge qu'"une situation humanitaire, même effrayante, ne suffit pas à définir un génocide" et que ces accusations "occultent" deux éléments. "L'opération israélienne est une réponse à l'attaque terroriste du Hamas, et non le déclenchement ex nihilo d'une guerre d'extermination au moyen d'une catastrophe humanitaire", faisait-il valoir fin novembre à Libération. "La colonisation israélienne ne résulte pas d'un pouvoir tyrannique faisant du peuple palestinien un ennemi existentiel à détruire absolument", assurait-il, ajoutant : "Ce discours est porté par des mouvements extrémistes juifs, mais il ne se confond pas avec le discours d'Etat en Israël, et il est vivement combattu par une opposition juive en Israël et dans le monde."

Un dernier argument contre l'emploi de ce terme réside dans l'attente d'un jugement par une cour compétente, sans quoi l'usage du mot "génocide" serait prématuré. "La loi et la démarche judiciaire sont très importantes pour la question de ces crimes, mais nous devons réussir à nous en distancer, surtout les chercheurs en sciences sociales", explique à franceinfo l'historienne Cloé Drieu, coordinatrice du projet ANR Shatterzone, qui porte sur les violences génocidaires. 

"Nous ne pouvons pas rester suspendus à une décision de justice, sans pouvoir parler de ce sujet."

Cloé Drieu, historienne

à franceinfo

Afin de contourner cet obstacle, la chercheuse propose "des termes plus souples", comme "pratiques génocides" – en référence à l'allocution de Jean-Paul Sartre lors de l'ouverture du tribunal sur les crimes de guerre de l'armée américaine au Vietnam – ou "logiques génocides", afin de faire évoluer la recherche sur ce conflit, "ce que le droit ne permet pas vraiment, car il a besoin d'un arrêté, d'une photographie à un moment donné, pour statuer et condamner"

Pour les défenseurs des droits humains, nommer les choses est loin d'être un acte anodin. "Affirmer [qu'un génocide] est en train de se dérouler, c'est affirmer qu'il peut, et même qu'il doit être arrêté", assurait en décembre 2023 Alice Mwog, présidente de la FIDH. Mais, aux yeux de l'ONU, ce débat ne doit pas gêner les efforts diplomatiques pour faire taire les armes. "Pendant que les Etats débattent de la terminologie – s'agit-il ou non d'un génocide ? – Israël poursuit sa destruction incessante de vies à Gaza", déploraient, début mai, les experts réunis par l'organisation.