Cannes 2025 : « Deux procureurs » de Sergei Loznitsa, dans l’enfer des purges staliniennes, un procureur broyé
Sergueï Loznitsa devient un habitué du Festival de Cannes. L’an dernier, il avait présenté en séance spéciale Invasion, une chronique de son pays, l’Ukraine, en pleine guerre après l’invasion russe. En 2017, Une femme douce, en compétition, avait vraiment révélé le cinéaste. Entre les deux il était revenu avec Donbass (2018), Babi Yar. Contexte (2021), l’Histoire naturelle de la destruction (2022). Il est de nouveau en compétition avec Deux Procureurs.
Nous voilà plongés en 1937 dans une Union soviétique en pleine souffrance. La société est brisée par les grandes purges staliniennes. Le NKVD (commissariat du peuple aux Affaires intérieures) règne en maître. Sous prétexte d’en finir avec les « éléments contre-révolutionnaires », cette police politique élimine en réalité tous les cadres du parti communiste, les bolcheviks de la première heure. Ils sont emprisonnés, torturés voire assassinés ou envoyés dans des camps.
Certains tentent d’écrire à Staline via le parquet pour dénoncer les faux aveux qu’on leur extirpe. Des lettres qui ne parviendront jamais à leur destinataire. Toute, sauf une, dissimulée par un prisonnier chargé de les brûler. C’est un mot écrit littéralement en lettres de sang sur un morceau de métal à moitié rouillé qui atterrit sur le bureau d’un jeune procureur dans l’oblast de Briansk.
Alexander Kornev (formidable Aleksandr Kuznetsov) vient d’être nommé justement pour enquêter sur les conditions de détention et les éventuelles violations du règlement. C’est ainsi qu’il rencontre Stepniak (juste et émouvant Alexandre Filippenko), au corps marqué par les coups. Commence alors pour le jeune procureur un périple dans les méandres de ce qu’il pensait être la justice. Il va en réalité se noyer dans les tourbillons d’une bureaucratie politique irriguée par la peur. Il se retrouve dans un monde qui lui échappe, dont il ne pressentait pas l’existence.
Kafka n’est pas loin
Dans ce film, la caméra ne bouge jamais, les plans sont fixes, comme si la vie était emprisonnée en permanence. À l’instar de cette prison faite de métal, de verrous, de cliquetis de portes qui s’ouvrent et se ferment. Kafka n’est pas loin, celui du Château et celui du Procès bien sûr. On n’ose évoquer la Métamorphose… Sans parler d’une référence à Gogol avec le capitaine Kopeikin des Âmes Mortes.
Les couleurs sont ternes, jamais vives. Seuls dominent le noir, le gris, le brun, parfois du bleu foncé et un peu de blanc, marqué, comme une déchirure, par un éclat de rouge sang. Le ton est donné. Dans les couloirs du Palais de justice, tout le monde se méfie de tout le monde, le moindre geste, la moindre parole pourrait être mal interprétée avec des conséquences inimaginables.
Loznitsa porte un regard sans concession. Moins sur le système qui sévissait dans les années trente (qu’il dénonce néanmoins) que sur les gens eux-mêmes qui subissent sans comprendre mais en acceptant leur sort. Kornev, le procureur, membre du parti, croit en son idéal communiste, dévoyé par Staline, avec une candeur et une naïveté qui l’amènera à sa perte. Il est piégé par un autre procureur, général celui-là, pièce essentielle du système. Une histoire aux résonances contemporaines.
Deux Procureurs, de Sergueï Loznitsa, France-Allemagne-Pays-Bas-Lettonie-Roumanie-Lituanie, 1 h 58
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