La question de l’intentionnalité génocidaire à propos de Gaza

Le contraste entre la situation désespérée de la population civile de Gaza et le déni persistant de ceux qui refusent de reconnaître la destruction intentionnelle de la population palestinienne est abyssal. En effet, les témoignages et les analyses des historiens israéliens observateurs et critiques ne sont pas pris au sérieux. Il en va de même pour les décisions et actions de la Cour internationale de justice de l’ONU et de la Cour pénale internationale de La Haye, discréditées ou entravées. Sans doute ne faut-il pas s’en étonner lorsque l’on sait que toute entreprise génocidaire s’accompagne de discours de déni dont les mécanismes sont connus.

Il ne s’agit pas d’oublier le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 et la prise d’otages israéliens. L’État d’Israël a le droit de se défendre de façon proportionnée contre toute agression. Cependant, quels qu’aient été les enjeux successifs des directions israéliennes d’une part et des directions palestiniennes d’autre part, la population palestinienne de Gaza bombardée, constamment déplacée et réduite à la famine par le blocus israélien, ne représente pas une menace existentielle. Rien ne justifie la gravité des destructions infligées de façon délibérée à cette population dont les infrastructures de santé et d’éducation sont aujourd’hui détruites. Et rien n’autorise les discours déshumanisants tenus par les responsables politiques et militaires israéliens.

Face au travail courageux des ONG, des journalistes, des historiens et des juristes des différentes cours internationales, que peut un philosophe confronté à une situation génocidaire comme celle que subit la population palestinienne de Gaza ? S’il incombe en premier lieu aux juristes d’établir s’il y a génocide, le philosophe peut et doit, au nom de l’humanité, entreprendre l’analyse critique des motifs théologiques, idéologiques, historiques et politiques qui orientent et gouvernent ceux qui perpétuent des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides. Il lui revient de récuser les discours de haine, de quelque côté qu’ils surgissent.

Dans un article du Monde paru le 11 juin 2025, l’historien Vincent Duclert estime contre-productif de se focaliser sur la qualification de génocide dans le cas de la population civile de Gaza. Parler de crimes contre l’humanité comme le fait la Cour pénale internationale produirait davantage d’effets en pesant directement sur les dirigeants nommément mis en cause.

On peut certes se demander pourquoi cette qualification de génocide, plus difficile à établir puisqu’il faut prouver la réalité de l’intention exterminatrice, serait plus décisive que celle de crimes contre l’humanité, tout aussi atroces sur le plan factuel. Cependant, outre le fait qu’un génocide touche l’ensemble d’un groupe humain, c’est précisément sa dimension intentionnelle qui fait la différence. L’existence d’une intention génocidaire soulève des questions que le concept juridique de crimes contre l’humanité ne pose pas au même titre. Qu’est-ce qui conduit des esprits à mettre délibérément en œuvre l’anéantissement d’un groupe humain ? Que se passe-t-il dans une pensée pour en arriver à une telle radicalité ? Comment se constitue une mentalité génocidaire individuelle ou collective ?

Si la question de l’intentionnalité exterminatrice dans les génocides est trop rarement abordée, c’est sans doute parce que, en imposant la formule de la « banalité du mal » définie par l’absence de pensée et donc de motif des responsables de la Solution finale, Hannah Arendt a neutralisé cette question, pourtant bien documentée dans les déclarations d’Eichmann. Elle a pu ainsi disculper explicitement des auteurs comme Carl Schmitt et Martin Heidegger, dont la responsabilité s’est avérée particulièrement lourde dans la légitimation de la politique d’anéantissement nazie, le premier par sa doctrine de l’« ennemi existentiel », le second par ses injonctions à se donner pour but, sur le long terme, l’« extermination totale » de l’ennemi intérieur.

Or, pour revenir à la question du Moyen-Orient, plusieurs déclarations de responsables israéliens témoignent aujourd’hui de l’existence d’une intention exterminatrice. Les références de Netanyahou aux Amalécites, ce peuple qu’il faut exterminer dans le Deutéronome, femmes et enfants compris, sont d’une grande radicalité, même si, inculpé de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre par la CPI, Netanyahou s’est efforcé par la suite de minimiser la portée de ses déclarations. Il reste que sa mise en demeure adressée aux troupes de Tsahal : « Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait », et publiée le 3 novembre 2023 par le Times of Israël, ne pouvait pas rester sans conséquences. Il en va de même du propos du ministre de la Défense identifiant les habitants de Gaza à des « animaux humains ». De nombreuses autres déclarations potentiellement génocidaires d’officiels israéliens ont été recueillies et publiées par l’historien israélien Lee Mordechai.

Rappelons également l’épisode où, lors d’un discours à l’ONU le 27 septembre 2024, le Premier ministre d’Israël a brandi une carte de son pays où ne figuraient ni la bande de Gaza ni la Cisjordanie, comme s’il voulait entériner ainsi leur effacement, avec toutes les conséquences prévisibles pour la population palestinienne qui y vit. Cette volonté du « Grand Israël » des Hébreux qui serait biblique dénie aux Palestiniens le droit d’y subsister. L’intention politique du gouvernement israélien ne se limite donc pas à vouloir combattre le Hamas. L’objectif apparaît plus vaste et plus radical.

C’est pourquoi il importe d’analyser l’intentionnalité exterminatrice à l’œuvre et ses motivations. La formation d’une pensée génocidaire est aujourd’hui documentée. Elle se constitue lorsque des responsables politiques et militaires se persuadent qu’une population entière et non pas seulement une armée représente une menace existentielle pour leur nation. La souffrance subie justifie pour eux la nécessité du combat éradicateur. Ils entreprennent alors de détruire hommes, femmes et enfants au nom de la légitime défense. Le sens de l’appartenance commune à l’humanité et le respect de la vie d’autrui ont disparu des consciences.

Jusqu’à présent, cette radicalité exterminatrice s’est toujours fondée sur une perspective messianique ou théologique dévoyée. On peut mentionner, pour les versions les plus extrêmes, la volonté hitlérienne d’édifier un Reich de mille ans « purifié » de tout élément « non-aryen », ou la diabolisation des Tutsis par certains responsables religieux hutus.

L’une des questions qui se posent aujourd’hui est donc de déterminer par une étude approfondie, afin d’en effectuer la critique, quelles visions messianiques respectives ont inspiré dans leurs actions les suprémacistes israéliens ainsi que les fondamentalistes évangéliques américains qui les soutiennent, avec la radicalisation politique que cela implique. L’étude critique des intentionnalités génocidaires demeure indispensable pour les désamorcer sur le long terme.

Dans l’immédiat, ces questions, qui engagent la compréhension du présent et donc notre avenir, ne sont néanmoins pas les seules ni les plus pressantes. La réalité de ce qui a lieu actuellement à Gaza heurte l’humanité de chacun. Aussi faut-il tout mettre en œuvre pour que cela cesse.

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