« On leur a bien expliqué de ne pas ouvrir si la police de l’immigration frappait à leur porte » : Denver, un « sanctuaire » pour les migrants traqués par l’administration Trump

Denver, Colorado (États-Unis), envoyé spécial.

Monica pose sa main sur l’épaule de Susie et la caresse, puis souffle. La main droite de Susie lâche le volant et tapote le genou de Monica. Susie reprend la conduite à deux mains. Monica se laisse aller sur le siège passager légèrement incliné puis tourne la tête vers la vitre à travers laquelle défilent les rues de Denver. Tout en silence. La solidarité par un geste. L’inquiétude par un soupir.

Jusqu’au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, Monica, migrante vénézuélienne, disposait d’un statut légal. Aujourd’hui, elle ne sait pas. Le programme, créé sous la présidence Biden, grâce auquel elle est entrée aux États-Unis il y a un peu plus d’un an, a été annulé par la nouvelle administration, mais elle dispose d’un permis de travail… qui pourrait être annulé en ce mois d’avril.

Susie, l’une des deux « sponsors » de Monica, vient de l’accompagner à une banque alimentaire dans le nord de la principale ville du Colorado. Dans le coffre du SUV, de quoi remplir le frigo pour le mois : pâtes, fruits, légumes, poulet et porc, sodas. Les deux femmes ne se sont pas vues depuis un mois. Via le téléphone de Susie et une application de traduction, elles profitent du trajet pour se donner des nouvelles.

Monica explique qu’elle a donné son téléphone à sa fille aînée. Il y a deux semaines, cette dernière s’est trompée de bus en rentrant de l’école. Sa mère l’a attendue pendant deux heures. Angoisse. Puis une voiture de police s’est arrêtée devant l’appartement. Angoisse absolue. L’adolescente en est sortie et a rejoint sa mère tandis que les deux policiers repartaient vers d’autres missions.

« Sanctuaires » pour les personnes migrantes

Condensé d’un paradoxe américain. Monica Navarro est une cible de la police fédérale de l’immigration, l’ICE, mais, à Denver, elle bénéficie de la protection de « bons samaritains » comme des autorités publiques. La plus grande ville du Colorado fait partie d’un réseau d’États et de dizaines de cités qui, depuis les années 1980, se sont déclaré « sanctuaires » pour les personnes migrantes. La municipalité les accueille, les prend en charge et interdit à la police, dont les forces se trouvent sous l’autorité du maire, de collaborer avec les forces fédérales de l’immigration.

Monica et sa famille n’ont pas choisi de venir s’installer à Denver. C’est le gouverneur républicain du Texas, Greg Abbott, qui a choisi pour eux. Monica, son compagnon, Miker Silva, et leurs deux filles sont arrivés aux États-Unis par cet État ultraconservateur, principale porte d’entrée pour les migrants d’Amérique latine. Dans une opération politique au cynisme consommé, l’élu a organisé dès mai 2023 des convois vers des villes démocrates, avec pour sous-titre : « Vous êtes pour l’immigration, eh bien, prenez-les ».

La famille Navarro-Silva a donc débarqué un beau matin de janvier 2024 à Denver avec 10 dollars en poche. La municipalité les loge dans une chambre d’hôtel, le temps qu’ils trouvent un logement. Puis un boulot pour Miker. Puis un autre logement, à Aurora, ville voisine de Denver. Dans la petite résidence à la population mixte où elle occupe un appartement en rez-de-chaussée, la famille se sent bien. Et Monica a trouvé elle aussi un travail. Dans la même boulangerie industrielle que son mari, à quarante-cinq minutes de trajet du domicile. Elle fait le « quart » de nuit. Miker, celui de l’après-midi.

Avec une seule voiture en possession de la famille, Monica doit compter sur une collègue qui la récupère et la redépose au petit matin, juste avant que les deux filles, Shantal et Sheleska, ne se lèvent pour aller à l’école. Les salaires ne sont pas terribles, mais permettent au couple – désormais marié pour les besoins d’une demande d’asile – de faire plus ou moins bouillir la marmite.

Du rêve américain au cauchemar de l’arrestation

Dans son périple, la famille Navarro-Silva n’avance pas seule. Deux « anges gardiens », comme les appelle Monica, sont à leurs côtés : Susie et Jane, membres de l’Église presbytérienne de Montview Boulevard, dans le nord de Denver. Jane, retraitée après une double carrière dans le journalisme puis le paysagisme, fait partie depuis plusieurs années du comité sur l’immigration de la congrégation.

Elle a d’abord été sponsor de deux familles afghanes avant d’accompagner les Navarro-Silva. « Mon engagement est d’abord enraciné dans l’histoire de ma famille, explique la dynamique septuagénaire. Ma grand-mère, qui a été la personne la plus importante dans ma vie, est arrivée de Tchécoslovaquie à l’âge de 14 ans avec 5 dollars en poche. Il tient aussi à ma foi : même je ne suis pas une grande prosélyte, Jésus-Christ nous a dit d’aimer nos voisins sans exception. »

Depuis plusieurs semaines, la famille Navarro-Silva est passée de sa quête du rêve américain au cauchemar de l’arrestation et de la déportation. « S’ils se font arrêter dans la rue, ils seront renvoyés. Rien dans les tribunaux ne les protégera », redoute Jan. Susie s’affiche moins pessimiste : « On ne sait pas en fait. On cherche des conseils juridiques. » Sur les porte-clés de la famille, un traceur indique leur position. « Si on vient les chercher, je saurai où ils sont », indique Jan, qui est également enregistrée auprès de l’école des filles pour pouvoir les récupérer en cas de scénario-catastrophe. « Surtout, insiste-t-elle, on leur a bien expliqué de ne pas ouvrir si la police de l’immigration frappait à leur porte. Il leur faut un mandat. »

L’épée de Damoclès a trois lettres gravées sur sa lame : ICE, pour Immigration and Customs Enforcement (police de l’immigration et des douanes). En anglais, l’acronyme signifie : « glace ». Depuis trois mois, elle agit en toute impunité, déporte en dehors de toute procédure légale des personnes en situation régulière aussi bien qu’irrégulière, arrête des militants pro-Palestiniens, multiplie les erreurs sans s’excuser et encore moins réparer. La Maison-Blanche a ainsi reconnu qu’un migrant au statut parfaitement légal avait été envoyé dans la pire prison salvadorienne, mais qu’elle ne pouvait rien faire qui puisse le faire revenir…

L’opération « Aurora »

Si aucun endroit du pays n’échappe à l’arbitraire de la chasse aux migrants, l’administration Trump a voulu faire de Denver un exemple. Tom Homan, le « tsar des frontières » comme l’appelle Trump, qui l’a chargé du contrôle de l’immigration, promet même la prison (comme s’il était habilité à prononcer une décision qui revient à la justice) au maire, Mike Johnston, s’il persistait à faire de Denver une ville sanctuaire. Convoqué par la majorité républicaine du Congrès, l’édile, un ancien proviseur de lycée, démocrate aux engagements assumés et au verbe tranchant, parlant par ailleurs couramment l’espagnol, avait tranquillement affirmé qu’il ne changerait pas de cap.

Dès le 5 février, le nouveau pouvoir lançait l’opération « Aurora », du nom de la ville de 400 000 habitants située aux portes de Denver. Aurora, où un habitant sur cinq est né à l’étranger (dont les Navarro-Silva), se voyait comme « l’Ellis Island des plaines », en référence à l’île de New York où ont débarqué des dizaines de millions de migrants européens entre 1880 et 1920. Elle se découvre, dans le discours de Donald Trump, travestie en ghetto sous la coupe du gang vénézuélien Tren de Aragua, désormais placé sur la liste des organisations terroristes. Pire : le symbole d’une « Amérique occupée » qu’il faut « libérer ». Au petit matin, c’est à une véritable opération militaire qu’assistent les habitants de plusieurs résidences, plus victimes des marchands de sommeil que des gangs, pour un bilan famélique : 40 arrestations dont une seule personne avec un casier judiciaire.

Mais le « gros coup », la police de l’immigration le réalise le 17 mars, en arrêtant Jeanette Vizguerra. Arrivée il y a trente ans de manière illégale du Mexique, mère de quatre enfants dont trois sont des citoyens américains, elle est une figure locale connue, militante des droits des migrants comme des droits sociaux, nommée en 2017 par le magazine « Time » une des personnes les plus influentes du pays. Ce jour-là, une équipe de l’ICE l’attend sur le parking de Target, un supermarché où elle travaille. « On a fini par vous avoir », raille l’un des agents. Jeanette ne s’était jamais cachée et accordait des entretiens aux médias du monde entier… Mike Johnston dénonce « une persécution dans le style poutinien des dissidents politiques ». Un juge a bloqué son expulsion, mais la militante est toujours enfermée dans un centre de rétention de l’ICE.

Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon

Mais un message d’intimidation a été envoyé. Dans une église du centre-ville qui s’occupe depuis les années 1960 des populations les plus pauvres, on a installé un mécanisme de fermeture à la porte d’entrée. « En prévision d’un raid de l’ICE », informe l’une des pasteurs. La directive fédérale interdisant à la police de l’immigration de cibler les églises, les écoles et les hôpitaux a été révoquée par Donald Trump. Anne Kleinkopf, coordonnatrice d’un réseau baptisé Interfaith Immigration Network, regroupant des dizaines de groupes et églises, chrétiens, juifs et bouddhistes, décrit une ambiance de « peur généralisée : dans les églises, dans les quartiers. Quasiment plus personne ne sort ». Certains, à l’instar de la famille Navarro-Silva, ne sont même plus certains de leur statut, qui était lié à des programmes spécifiques révoqués par Trump mais dont la révocation ne devrait pas être rétroactive. Théoriquement.

Tout est fait pour saper les fondements du mouvement « sanctuaire ». Exemple : dès fin janvier, l’association Rocky Mountain Immigrant Advocacy Network, un réseau d’avocats spécialisés dans l’immigration, s’est vu interdire l’entrée du gigantesque centre de détention d’Aurora, où plus d’un millier de migrants attendent leur comparution. La justice a restauré ce droit, mais c’est désormais au portefeuille que l’administration Trump veut frapper en sucrant le quart des subventions. Malgré les coups de boutoir, le « sanctuaire » tient bon, les élus ne flanchent pas, les églises continuent d’accueillir, et les traceurs de la famille Navarro-Silva indiquent qu’ils sont toujours ensemble dans leur petit appartement d’Aurora.

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