« On est un peu les sacrifiés de la Data City ! » : à Marseille, les data centers colonisent les quartiers populaires

En dépit d’une rumeur tenace, aucune sardine n’est jamais parvenue à boucher le port de Marseille. Mais un bateau de croisière y arrivera peut-être un jour. Une chose est sûre, lorsque l’un de ces monstres flottants s’amarre à 200 mètres de chez Mireille, habitante d’une maison juchée sur l’Estaque, dans les quartiers Nord de la ville, il lui bouche la vue et lui gâche la vie. La nuit, le navire illuminé brille comme un village en fête. Et le reste du temps, c’est un vacarme invivable, doublé d’une pollution dont elle aimerait bien connaître les conséquences sanitaires. Si les bateaux stationnent là, c’est que le port de l’Estaque héberge la « forme 10 », un chantier de réparation navale de 450 mètres de long.

« Quand ils refont la coque des navires, il y a des particules de peinture qui s’évaporent dans l’air et rendent l’atmosphère irrespirable, raconte-t-elle. Et puis il y a les nuisances sonores : les moteurs des bateaux qui tournent en permanence, sans compter le bruit du ponçage en pleine nuit. » L’ancienne éducatrice spécialisée explique qu’une nuit le bruit avait atteint un tel niveau sonore qu’elle s’est ruée sur le balcon et s’est esquinté la main en tombant, persuadée qu’un cambrioleur fracturait ses fenêtres.

Pour réduire le bruit et la pollution il y aurait bien une solution : l’électrification des bateaux à quai, au moyen de grandes prises délivrant jusqu’à 2 mégawatts d’électricité, qui permettraient aux bateaux de couper leurs moteurs quand ils stationnent. Aujourd’hui, ces derniers tournent à plein régime pour générer l’énergie nécessaire à bord, libérant CO2, soufre, azote et autres particules fines, qui empoisonnent les habitants. « Ils ont déjà électrifié les quais situés vers le centre de la ville, assure-t-elle. Mais les quartiers populaires ne sont pas leur priorité. Et puis, il y a les data centers : ils préfèrent leur donner la priorité. »

« Si on ne le sait pas, on ne peut pas deviner le rôle de cet endroit »

Nous y voilà. C’est la grande frousse de certains riverains : que les data centers (ou centres de données), ces fermes de serveurs géantes dans lesquelles les boîtes du numérique stockent des milliards de données, accaparent l’électricité disponible. Patrick Robert, coprésident du comité d’intérêt de quartier (CIQ) du 16e arrondissement, en a fait l’un de ses combats. « L’électrification des quais a déjà commencé mais cela prend du temps et, surtout, cela demande de la puissance électrique, assure-t-il. Or, cette puissance commence à manquer à Marseille, à cause, entre autres, des data centers. On est un peu les sacrifiés de la Data City ! »

Marseille nouvelle capitale de la donnée ? Le terme est moins ronflant qu’il n’y paraît. Depuis une dizaine d’années, une douzaine de data centers se sont construits dans la cité phocéenne, dont un certain nombre est localisé au nord de la ville, souvent pour des raisons de disponibilité de foncier. Si Marseille est devenu le septième plus gros « hub » numérique du monde, c’est en partie du fait de sa position géographique : 17 câbles sous-marins (ces câbles géants posés au fond des mers par lesquels transitent les données Internet) la « branchent » au reste de la planète et les infrastructures numériques y poussent comme des champignons. Des champignons sacrément énergivores.

Il n’y a rien de plus impersonnel qu’un data center. C’est un bâtiment anonyme tout en longueur, aux fenêtres camouflées par des barreaux anti-intrusion, protégé des gêneurs par des caméras de surveillance. « Franchement, si on ne le sait pas, on ne peut pas deviner le rôle de cet endroit », murmure Patrick, qui a accepté de nous faire faire le tour des data centers de Marseille en voiture. Il contemple, dubitatif, le bâtiment planté dans le 3e arrondissement (l’un des plus déshérité d’Europe, avec ses 52 % de taux de pauvreté), devant lequel passent quelques riverains indifférents, écrasés par la canicule.

241 millions de KWh

Le bâtiment abrite des centaines de serveurs. En tournant jour et nuit, ces derniers dégagent de la chaleur, d’où la nécessité de refroidir en permanence les data centers, pour maintenir les installations en dessous de 27 °C. À l’arrivée, ces fermes de serveurs consomment une énergie folle. L’un des futurs sites, qui doit voir le jour dans l’enceinte du grand port maritime de Marseille, pourrait consommer jusqu’à 241 millions de kWh (consommation maximale théorique), soit autant qu’un quartier de 100 000 habitants !

Baptisé MRS5, il appartient à Digital Realty, une multinationale américaine brassant 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, qui loue ses serveurs à de gros clients (Microsoft, Amazon, Bouygues, SFR, État français…). Elle détient déjà quatre data centers dans la cité phocéenne.

« Il n’y a pas que l’électricité, précise Patrick, en connaisseur. Pour refroidir ses data centers, Digital Realty pompe l’eau d’une galerie souterraine construite du temps de l’exploitation des mines de Gardanne, à 14 kilomètres d’ici. L’eau d’infiltration est captée par la multinationale car elle est fraîche, autour de 15 °C. Mais quand elle est rejetée à la mer, sa température est deux fois plus élevée ! Sur le plan environnemental, ça ne me semble pas terrible… »

Le mirage du Cloud

Nouvelle halte. Patrick tient à nous faire découvrir un belvédère qu’on ne trouve dans aucun guide touristique, mais que le retraité affectionne parce qu’il offre une vue imprenable sur le plus spectaculaire des data centers marseillais. D’un geste large, il désigne le panorama : au premier plan, le quadruple ruban d’asphalte de l’A55, qui grignote inlassablement le littoral en direction du nord.

Au loin, la Méditerranée miroitant sous le soleil, avec ses ferrys massifs comme des immeubles, amarrés sur les quais du grand port maritime. Entre les deux, le clou de la visite : une silhouette de béton grisâtre de 250 mètres de long, surmontée d’armatures métalliques, qui fut autrefois un bunker surnommé Martha, que les nazis destinaient à accueillir leurs sous-marins mais qu’ils n’eurent jamais le temps d’achever. Aujourd’hui, Martha abrite les 7 000 mètres carrés du data center MRS3 de Digital Realty.

La multinationale, débarquée à Marseille il y a dix ans, a fédéré contre elle un cortège d’opposants peu nombreux mais hyperactifs. On y trouve, outre Patrick Robert, une poignée d’élus locaux dont Sébastien Barles, adjoint au maire de Marseille à la transition écologique, ainsi qu’un collectif au nom poétique (Le nuage était sous nos pieds). « Cela évoque la matérialité du Cloud (stockage de données sur des serveurs situés à distance – NDLR), nous expliquent les membres du collectif. Ce mode de stockage est présenté comme une chose éthérée, vaporeuse, alors qu’il implique des infrastructures bien physiques. »

« Une forme de prédation à la fois foncière et énergétique »

Le collectif cartographie les fermes de données marseillaises, mais mène aussi des actions d’éducation populaire, par le biais de balades organisées notamment. « Le data center est l’incarnation matérielle d’une certaine forme de capitalisme, poursuivent les militants. Il résume de nombreux enjeux contemporains : l’impérialisme américain, le technocapitalisme, l’extractivisme, la course à l’intelligence artificielle… »

L’écolo Sébastien Barles, qui fut l’un des tout premiers à se mobiliser, ne dit pas autre chose : « À Marseille, c’est une forme de prédation à la fois foncière et énergétique, pour des retombées économiques très contestables. Un data center crée en moyenne dix fois moins d’emplois qu’une industrie manufacturière classique ! Pour des conflits d’usage en matière d’électricité qui sont évidents. »

Au cours des dix prochaines années, l’ensemble des data centers de la région devraient avoir besoin de 1 200 MW d’électricité supplémentaires, selon les données officielles. Cela représente autant d’électricité qu’il en faudra pour décarboner toute l’industrie régionale et six fois plus que pour l’aménagement urbain et les hôpitaux. « Il est évident que nous aurons besoin de plus de puissance électrique, convient Sébastien Barles. Mais il faudrait réfléchir en termes d’utilité sociale : bien souvent, les data centers servent à alimenter l’essor des transactions financières, du bitcoin ou de la pub imposée. »

Altruiste mécène

Et l’élu local de réclamer un moratoire sur le développement de ces infrastructures dans la région. L’idée fait bondir Fabrice Coquio, le PDG de Digital Realty France. Doté d’un débit de fusil-mitrailleur et d’un vrai sens de la formule, le bonhomme ne rechigne pas au débat.

Les dangers pesant sur l’électrification des quais ? « C’est complètement faux, canarde-t-il. Ce sont les infrastructures électriques qui font défaut, les data centers n’ont rien à voir là-dedans. » La surconsommation de ses fermes de serveurs ? « Mon métier, c’est de faire en sorte que mon infrastructure consomme le moins possible. Cela dit, j’entends les inquiétudes autour de l’accès à la ressource, qu’il faut organiser. Cela passera par de la planification », explique-t-il. Quant au nombre d’emplois, il affirme en avoir créé 510 sur ses quatre data centers. « Combien d’entreprises peuvent en dire autant ? » lance-t-il en guise de défi, tout en concédant que c’est une industrie « plus intensive en capital qu’en emplois ».

À Marseille, Digital Realty est parfois accusée de se sentir un peu trop en terrain conquis. « Leur stratégie, c’est d’acheter la paix sociale à coups de millions d’euros, nous assure un connaisseur de la vie politique locale. Cette boîte a compris que, pour inciter ses opposants à la boucler, la meilleure façon n’était pas la force, mais de signer des chèques. Et dans une ville dont les institutions culturelles se plaignent régulièrement – et à raison – de manquer de subventions, le mécénat est une arme imparable. »

Digital Realty est devenue l’un des principaux donateurs du Mucem, l’emblématique musée marseillais, auquel elle a alloué plusieurs centaines de milliers d’euros (« Je n’ai pas le droit de donner des chiffres précis », nous explique le PDG), mais aussi du parc national des Calanques. « Je trouve minable de critiquer les entreprises qui investissent dans la culture ou le social, martèle Fabrice Coquio. Nous faisons cela pour aider la ville, pas pour nous acheter une image. »

Nul ne songerait à remettre en cause la pureté de cet engagement. Mais il est évident que jouer les sponsors confère aussi des avantages, sur lesquels aucun patron d’entreprise ne daignerait cracher. Lorsque les opposants aux data centers ont voulu organiser un forum sur les fermes de serveurs au Mucem, ils se sont vus gentiment envoyer sur les roses par le musée… Un mécène, même altruiste, ça se cajole.

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