Guerre au Soudan : où en est le conflit, deux ans après le début des affrontements ?
Deux ans après l'explosion de violences entre les forces armées soudanaises (SAF) et le groupe paramilitaire des forces de soutien rapide (RSF), le Soudan et ses 48 millions d'habitants continuent de s'enfoncer dans une guerre civile brutale. Londres, qui accueille mardi 15 avril une réunion internationale sur le sujet, en présence de la France et de l'Union européenne, espère trouver une solution pour un cessez-le-feu. Mais, "depuis mai 2023, toutes les tentatives de médiation ont échoué", souligne Roland Marchal, chercheur au Center for International Studies de Sciences Po et spécialiste du Soudan.
En 2019, la destitution du dictateur Omar el-Béchir laisse place à des affrontements entre les deux forces armées. Depuis, le conflit a fait des dizaines de milliers de morts et poussé plus de 12 millions de personnes à fuir leur foyer, selon les données du bureau des Nations unies pour la coordination des Affaires humanitaires. Famine, crimes de guerre, crise humanitaire… Franceinfo dresse un bilan, deux ans après le début des combats.
Un pays morcelé
Le 11 avril 2019, après trente ans de règne marqué par la corruption, les crimes de masse et l'effondrement économique, le président Omar el-Béchir est renversé par un coup d'Etat mené par le chef de l'armée, Abdel Fattah al-Burhan. Dans les mois qui suivent, un conseil mixte, réunissant civils et militaires, prend les rênes de la transition. Mais l'expérience tourne court. En octobre 2021, le chef de l'armée mène un nouveau putsch. Le général al-Burhan gouverne alors et Mohamed Hamdan Dagalo, dit "Hemetti", chef des RSF, devient son second. Deux ans plus tard, leurs ambitions rivales mettent fin à l'alliance.
Le 15 avril 2023, le conflit éclate et les premières détonations retentissent à Khartoum, capitale du Soudan. Menées par Hemetti, les RSF affrontent désormais les militaires du SAF, loyaux au général Abdel Fattah al-Burhan. "Au début, on a eu l'illusion que l'affrontement serait assez bref. On s'est tous trompés", reconnaît Roland Marchal.
Le pays est divisé en deux : les forces armées soudanaises contrôlent le Nord et l'Est, tandis que les RSF s'implantent dans le Sud et à l'Ouest, plus précisément dans la région du Darfour et de l'Etat d'Al-Jazira, proche de Khartoum. Si les RSF ont occupé une partie de la capitale pendant presque deux ans, les paramilitaires ont reconnu dimanche 6 avril avoir cédé leurs positions. "Au début de la guerre, les RSF étaient bien structurés. Aujourd'hui, ils ont perdu de nombreux officiers et les combattants sont moins encadrés, plus jeunes, parfois recrutés dans les pays voisins, comme le Niger ou le Tchad", observe le spécialiste du Soudan.
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Si l'événement marque un tournant dans le conflit, l'issue de la guerre reste "abstraite", selon Kristine Hambrouck, représentante du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) au Soudan. Pour reprendre la capitale, "les SAF ont eu besoin, de façon stratégique et même vitale, des milices islamistes", dont certaines servaient de forces d'appoint au régime d'Omar el-Béchir. "Ces groupes réclament à présent une part importante du pouvoir, sinon son contrôle total, comme avant 2019", observe Roland Marchand.
A cela s'ajoutent de nouveaux fronts pour les RSF. Abdel Rahim Daglo, le chef adjoint des forces de soutien rapide, a notamment menacé d'attaquer l'Etat du Nord, relativement épargné par la guerre, selon l'AFP. Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, le second des RSF a notamment affirmé que 2 000 véhicules de combat étaient prêts à se rendre dans la zone ainsi qu'aux abords du Nil, rapporte le média Darfur24.
Un nombre de victimes impossible à évaluer
Tirs d'artillerie, frappes aériennes, attaques de drones… Depuis le début de la guerre, les "taux de mortalité sont extrêmement inquiétants", voire "désastreux", commente Roland Marchal. Les Nations unies estimaient en février que plus de 18 800 civils avaient été tués depuis le début de la guerre.
Un décompte très en deçà de la réalité, selon le spécialiste du Soudan. "On parle parfois du nombre de 30 000 ou de 50 000 morts, mais cela pourrait aussi bien être 100 000 ou 150 000 : personne n'en a vraiment une idée très claire", explique le chercheur. "Beaucoup de ceux qui auraient pu effectuer ce décompte sont eux-mêmes morts ou déplacés", confirme Nathaniel Raymond, directeur exécutif du laboratoire de recherche humanitaire de l'université américaine de Yale, interrogé à ce sujet par la revue Science.
"Même la guerre a des règles. Mais ici, au Soudan, ces règles sont violées jour après jour."
Kristine Hambrouck, responsable du Soudan pour le HCRà franceinfo
D'après l'Armed conflict location and event data, organisation internationale indépendante spécialisée dans la collecte et l'analyse de données des conflits, les RSF sont responsables de 77% des incidents violents visant des civils recensés entre le 1er janvier et le 29 novembre 2024. "Les massacres sont aujourd'hui beaucoup plus courants qu'ils ne l'étaient au début de la guerre civile", constate de son côté Roland Marchal. L'automne 2024 a également été marqué par une flambée d'attaques : plus de 1 000 incidents violents ont été enregistrés par l'ONG en septembre et octobre, contre environ 300 par mois au printemps.
A ce sinistre bilan s'ajoutent les violences envers les communautés. Dans un rapport publié en mai 2024, Human Rights Watch accuse les RSF et leurs alliés d'avoir commis des crimes contre l'humanité à l'encontre des Massalit, un groupe non-arabe installé principalement dans l'est du Tchad et l'ouest du Soudan. Ces violences seraient motivées par une volonté d'anéantissement identitaire, selon l'ONG.
Des conditions de vie "apocalyptiques"
Les combats au Soudan ont provoqué "la crise de déplacement la plus importante et la plus rapide au monde", soutient le HCR. Plus de 12 millions de personnes ont fui leur foyer, selon l'ONU, dont près de trois millions sont réfugiées dans les pays voisins. "Plus de 20 millions de personnes ont besoin d'assistance" sur l'ensemble du territoire, explique Kristine Hambrouck.
Dans la capitale, l'accès à l'eau potable est coupé, les hôpitaux détruits. "Il y a eu des destructions, mais surtout des pillages massifs par les protagonistes armés et par la population", explique Roland Marchal. Une situation qui met l'aide humanitaire quasiment à l'arrêt dans certaines zones du Darfour du Nord, confirme la responsable du Soudan pour le HCR.
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Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi décrivait en 2024 "des conditions de vie apocalyptiques" dans l'ensemble du pays. L'ONU estime ainsi que "plus de la moitié de la population est confrontée à des niveaux élevés d'insécurité alimentaire aiguë".
A Al-Fasher, la capitale de l'Etat du Darfour du Nord, trois camps de déplacés autour de la ville sont déjà frappés par la famine, rapporte l'AFP. "Au camp de Zamzam, les enfants meurent de faim et nous voyons encore des cas où des personnes meurent faute d'accès à l'eau", confirme Kristine Hambrouck, qui déplore le manque de moyens financiers et de sécurité pour les organisations humanitaires dans cette région du Soudan.
Pour les personnes qui parviennent à fuir le pays, la situation n'est guère plus réjouissante, affirme Marie-Hélène Verney, responsable du HCR au Sud-Soudan voisin. "Il y a des problèmes de choléra, de maladies chroniques non traitées depuis deux ans et des cas de malnutrition sévère, surtout chez les moins de 5 ans", témoigne-t-elle.
Les violences ont également atteint un niveau alarmant. "Que ce soit du côté des RSF ou des SAF, on constate des violations massives des droits de l'homme", observe le chercheur Roland Marchal. "On assiste à une politique de la terreur mise en œuvre pour contrôler des populations qui leur sont hostiles", ajoute-t-il.
"On a beaucoup de témoignages d'abus, des kidnappings, de vols, de harcèlement, d'attaques contre les villages et de viols. Toutes les violations possibles des droits de l'homme se retrouvent ici, au Soudan."
Kristine Hambrouck, représentante du HCR au Soudanà franceinfo
Le rapport d'Amnesty International publié le 10 avril confirme l'usage systématique du viol comme arme de guerre par les forces d'appui rapide dans les Etats de Khartoum, de Gezira et dans la région du Darfour. L'organisation y dénonce des exactions visant à "humilier, punir, contrôler, terroriser et déplacer les femmes et leurs communautés". Face à cette situation, l'ONG dénonce des "crimes de guerre" et des "crimes contre l'humanité". "Le viol est vraiment utilisé pour diminuer la valeur des gens", insiste la représentante du HCR au Soudan.
Des répercussions dans les pays voisins
Les pays voisins du Soudan subissent également les répercussions du conflit. Dès les premières semaines, des milliers de personnes ont fui vers le Tchad et l'Egypte. Le Soudan du Sud a de son côté accueilli à lui seul plus de 1,2 million de réfugiés, rapporte Marie-Hélène Verney. "Deux ans après le début de la crise, on continue de voir arriver au minimum 500 à 600 personnes chaque jour", ajoute la responsable au Haut-Commissariat pour les réfugiés du Soudan du Sud. "Ça a mis une pression énorme sur le pays : on parle quand même d'une augmentation de la population de 10% en deux ans dans l'un des pays les plus pauvres du monde".
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La guerre civile a aussi aggravé la fragilité économique du Soudan du Sud, notamment avec l'arrêt de l'exportation de pétrole entre les deux pays. "Un important pipeline situé au Soudan s'est complètement écroulé fin février 2024 à cause du conflit", précise Marie-Hélène Verney. Le résultat est sans appel : une perte de 90% des revenus pour le Soudan du Sud, dont l'économie dépend de la vente d'hydrocarbures, rapporte Bloomberg.
Pour Roland Marchal, la guerre civile au Soudan aura aussi des conséquences sur la stabilité de la région. "A moyen terme, on sait qu'il y aura un afflux d'hommes armés vers la Libye, le Tchad et la Centrafrique", prévient-il. "Et cela risque de provoquer une forte déstabilisation dans ces pays."
La sortie de crise semble encore lointaine, d'autant que le soutien militaire de puissances étrangères aux belligérants alimente la poursuite du conflit. L'armée soudanaise bénéficie notamment de l'appui de l'Egypte, de l'Iran et de la Turquie, avec "la fourniture d'armes, de munitions, la formation de soldats et de milices", explique Roland Marchal. En face, les Emiratis sont accusés de livrer des armes aux RSF en passant par le Tchad. Dans ce contexte, une "négociation politique" ne pourrait aboutir que si "l'ensemble de la région du Darfour passe sous le contrôle des forces de soutien rapide", soutient le spécialiste du Soudan, car ces dernières n'entendent pas négocier "en position de grande faiblesse".