Grand banditisme : « le système mafieux en Corse ne se limite pas aux grandes bandes criminelles »
Du côté des autorités, il y a encore une forme de tabou à reconnaître cet état de fait : la France, à l’instar d’autres pays, est confrontée à des « groupes mafieux » sur son territoire. C’est en tout cas l’analyse du Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) de la direction nationale de la police judiciaire, depuis quelques années.
Dans sa note confidentielle de renseignement 2025, dont Le Monde a révélé des extraits et que l’Humanité a pu consulter, le Sirasco précise que « vingt équipes dominent le paysage du banditisme corse » et leurs activités s’inscrivent dans « une emprise de type mafieux ».
Ces bandes ne se contentent plus de vivre à la marge, mais se sont bel et bien implantées au cœur même de la vie économique et politique de l’île. « La majorité d’entre elles ont pénétré tous les secteurs, politiques, sociaux et économiques de l’île et cherchent à dominer les activités légales qui leur semblent les plus profitables », écrivent les enquêteurs.
Les « groupes mafieux » dont certains se sont construit des « empires » sont confrontés à une situation « particulièrement instable » provoquée par « une vaste recomposition (…) en cours, bousculant les équilibres locaux et faisant craindre une escalade des tensions ». Un bouleversement dont Léo Battesti est un observateur scrupuleux.
Porte-parole du collectif « Maffia Nò », il est aussi l’un des fondateurs du Front de libération nationale corse (FLNC). Il abandonnera la clandestinité dans les années quatre-vingt-dix et appellera publiquement à la fin de la violence et du racket. Il nous alerte : contrairement aux idées répandues, la Corse n’est pas un cas à part, une terre exotique lointaine. Elle est un laboratoire à ciel ouvert d’un milieu criminel français internationalisé en pleine mutation. Entretien.
Le Sirasco, dans une note confidentielle datée de 2025, évoque une vingtaine de bandes criminelles dont les activités s’inscrivent dans « une emprise de type mafieux ». Aujourd’hui, policiers comme magistrats parlent de l’existence de « mafia » en France. Pourquoi le pouvoir politique hésite-t-il encore à utiliser ce mot ?
Les responsables politiques rechignent à parler de « mafia » pour une raison simple : l’admettre, ce serait reconnaître une porosité entre ces groupes mafieux et le monde politique… Mais pour nous, collectif anti-mafia, cette note est déjà une forme de victoire.
Nous ne sommes ni des juges, ni des policiers, notre rôle ne consiste qu’à alerter sur une réalité. La Corse est un théâtre d’ombres, et depuis la création de notre collectif « Maffia Nò », nous avons cherché à mettre en lumière les enjeux auxquels nous sommes confrontés.
Nous sommes des citoyens qui avons pris la parole pour démontrer que la majorité des Corses rejette ce système mafieux et n’y participe pas. Notre action vise à défendre l’état de droit et à promouvoir une conscience citoyenne exemplaire.
Mais regardons les choses en face : en mars dernier, un syndicaliste paysan a été tué ! Si ça s’était passé en région parisienne, ça aurait fait beaucoup plus de bruit ! Les responsables de cette situation, ce ne sont pas seulement les mafieux, ou même les Corses, mais c’est aussi l’État qui ne tient pas son rôle de défense de l’état de droit. Nous, nous luttons pour les victimes de la mafia, mais aussi pour les assassins pour qu’il y en ait de moins en moins.
La note décrit le basculement d’entrepreneurs, proches de clans criminels, « dans une dérive mafieuse et criminelle ». Comment l’expliquez-vous ?
Le système mafieux en Corse ne se limite pas aux grandes bandes criminelles. Il s’agit d’un réseau complexe et global. Il y a tant de porosité avec le reste de la société que chacun y est confronté et réagit différemment. Quelques-uns le dénoncent, certains le fuient, d’autres s’y soumettent par peur ou, au contraire, s’y engagent pour essayer de se protéger. Devenir un mafieux pour éviter de subir la mafia.
Ce qui est plus facile en Corse, à cause de cette culture de clan et d’une forme de balkanisation sociale. D’autant que la menace exercée par la mafia est souvent implicite : elle n’a pas toujours besoin de tuer pour faire pression. Par exemple, dans les appels d’offres, il suffit qu’une entreprise liée à ce système se positionne pour que la concurrence se retire. Ces réflexes sont confortés par le manque de soutien aux élus locaux qui dénoncent ces pratiques.
Les policiers notent également l’émergence d’une bande « construite autour d’individus issus de la communauté maghrébine et des gens du voyage » et qui entretiendrait des liens avec « de jeunes criminels de la DZ MAFIA ». Craignez-vous que les violentes méthodes de la DZ mafia s’importent en Corse ?
J’imagine déjà les gens d’extrême droite se régaler de cette évolution, ce qui leur permettrait de dire que, finalement, le plus gros problème, ce n’est pas la mafia mais qui la compose…
Je rappelle qu’à chaque fois qu’il y a des arrestations dans le milieu, 99 % des fois, les patronymes sont bien de chez nous ! Après, bien évidemment, nous regardons avec inquiétude ce qu’il se passe sur le continent, mais je pense que les interactions avec la DZ mafia sont encore, à ce stade, marginales.
Ces évolutions semblent avoir provoqué une multiplication de ce que certains, sur le modèle italien, appellent des « victimes innocentes », c’est-à-dire des personnes tuées par erreur par ces groupes criminels. Ce qui, il y a encore quelques années, était relativement rare sur le sol corse…
Pour ma part, je ne fais pas de distinction entre les victimes, et donc je n’utilise pas ce terme de « victime innocente ». Quand un jeune, qui deale, se prend une balle dans la tête parce qu’il a été jeté comme un kleenex par son réseau mafieux, c’est terrible aussi. La mafia ne fait que des victimes !
Et je ne veux pas faire de distinction entre elles. Bien sûr, quand on voit la sauvagerie avec laquelle a été assassinée cette pauvre Chloé Aldrovandi (une jeune femme de 18 ans tuée le 15 février à Ponte-Leccia, sur la commune de Morosaglia, NDLR), c’est affolant ! Mais il faut se battre pour toutes les victimes provoquées par ce système prédateur criminel.
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