Soufflerie, carbone, tissus aéros… Quand le cyclisme s’inspire de la F1 pour aller toujours plus vite sur le Tour de France
Sur le Tour de France, pédaler plus fort ne suffit plus pour gagner. Depuis une décennie, les équipementiers et fabricants de vélo des équipes engagées sur la Grande Boucle sont lancés dans une course à l’armement avec un but simple : rendre les coureurs les plus rapides possible. Pour cela, ils étudient les vélos et les tenues sous toutes les coutures, pour en faire de petites Formule 1. "Même si je suis retraité, je roule plus vite aujourd’hui sur les mêmes parcours que ceux sur lesquels je m’entraînais quand j’étais professionnel", résume ainsi Pierre Rolland (coureur de 2007 à 2022).
Indépendamment de leur préparation physique, les coureurs professionnels n’ont jamais été aussi rapides. "L’aéro [comprenez aérodynamisme] est travaillé sur tous les éléments, que ce soit le vélo ou la tenue, mais aussi les bidons ou les positions des coureurs", observe Pierre Rolland. Champion olympique sur piste aux Jeux de Paris, et donc habitué à cette quête de vitesse, le Français Benjamin Thomas (Cofidis) confirme : "On va chercher tous les gains marginaux dans notre entraînement, le matériel, la nutrition… On essaye de tout optimiser". À commencer par les vélos, de plus en plus sophistiqués.
La révolution Sky
À l’image du Slovène Matej Mohoric (Bahrain-Victorious), certains coureurs sont très impliqués dans la conception de leur monture. Ce qui était aussi le cas de Pierre Rolland, qui confesse : "J’allais chercher des roulements céramiques, je pouvais même investir de mon argent personnel pour mon vélo. On ne peut pas changer grand-chose en fait, mais il y a des petits trucs qu'on peut modifier légèrement, des câbles, des gaines, une chaîne, des roulements". Mais le gros du travail revient aux fabricants, à l’image de l’entreprise française Lapierre, installée à Dijon depuis 1946, partenaire de la PicNic-Post NL de Warren Barguil.
"Comme dans la Formule 1, on recherche l’excellence à tous les niveaux, les gains marginaux dans les moindres détails, avec une amélioration continue", explique Dorian Tabeau, responsable marketing de Lapierre, chez qui six ingénieurs travaillent à l'année sur le Xelius DRS utilisé par les professionnels. Il ajoute : "Dès les années 1980, on a vu une volonté de perfectionner le matériel avec Bernard Hinault. Mais c’est depuis les années 2010, dans l’élan de la Sky de Christopher Froome, que la quête des gains marginaux est devenue centrale". Dans un marché très concurrentiel, les constructeurs de vélos qui fournissent des équipes du Tour tels que Lapierre mais aussi Specialized, Colnago, Look, Cervelo, Bianchi, Trek ou encore Van Rysel, ont renforcé leurs équipes avec des ingénieurs de plus en plus pointus.
"Aujourd’hui tu peux perdre une course si ton vélo n’est pas rapide. Chris Froome l’a fait comprendre quand il a commencé à attaquer dans les descentes."
Dorian Tabeau, responsable marketing chez Lapierreà franceinfo: sport
Les vélos du peloton sont ainsi devenus des bijoux technologiques. Le Lapierre Xelius DRS utilisé par les coureurs de la PicNic-Post NL sur ce Tour est ainsi composé de 560 pièces de carbone, réparties sur le cadre et la fourche, avec plusieurs fibres différentes selon les besoins (rigidité, légèreté, dynamisme, chaleur…). Un procédé qui prend quatre heures de fabrication, pour un vélo de moins d’un kilo, avant l’installation des autres composants. Le poids minimum exigé par l’UCI étant de 6,8 kg. "Nous, avec le dérailleur, la selle, les roues etc, on arrive à 7,3 kg", témoigne Dorian Tabeau, rappelant au passage "qu’il peut y avoir jusqu’à cinq marques sur un vélo, entre le cadre, les roues, les pneus, la selle, le dérailleur…"
L'aéro au centre du jeu
"Pendant longtemps, on a pensé que le poids était le plus essentiel dans un vélo. Alors que c’est l’aéro qui prime. Dès 15 km/h, c'est capital, que ce soit pour les sprints, les descentes, mais aussi les longues ascensions. C’est pour cela qu’on a arrêté de faire des vélos pour sprinteurs et des vélos pour grimpeurs, et qu’on ne fait plus qu’un vélo unique", témoigne Dorian Tabeau, qui précise que son entreprise s'inspire de designs issus de l’aéronautique, avant de tester les vélos en soufflerie.
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"Chaque partie du vélo doit être optimisée au maximum", résume Dorian Tableau. "On met des patchs de renfort aux endroits percés, une résine spécifique au niveau des disques parce que ça chauffe, on a des fibres pour la finesse, pour le confort, pour la rigidité… Elles sont parfois superposées. Il y a trois zones de fortes contraintes : le pédalier où toute la puissance passe, la direction pour que le vélo soit stable, et l’arrière du cadre très rigide et réactif."
"En trois à six mois, on peut adapter le vélo aux envies des coureurs. Deux coureurs peuvent avoir le même vélo en apparence, mais pas la même couche de carbone."
Dorian Tabeau, responsable marketing chez Lapierreà franceinfo: sport
Axe des roues, support GPS, profilage des jantes et de la fourche, guidon, tige de selle, batterie de dérailleur, porte-bidon… Tout ce qui dépasse du vélo doit créer le moins de turbulences possibles face au vent. "Tout en gardant un vélo qui réponde aux attentes des sprinteurs (rigidité, nervosité, vitesse), mais aussi des grimpeurs (légèreté, dynamisme, réactivité), et en répondant aux exigences des équipes", rappelle Dorian Tabeau. Partenaire historique de la Groupama-FDJ, la marque de vélos a ainsi dû redessiner la fourche de son Xelius DRS l'hiver dernier à la demande de sa nouvelle équipe, la PicNic-Post NL.
"On travaille en concertation avec le staff et les coureurs de l'équipe", assure Dorian Tabeau, tout en rappelant l’importance pour un constructeur de fournir une équipe engagée sur le Tour de France : "Vous ne développez pas une bonne Formule 1 sans un pilote pour la conduire, et vous faire des retours. Sponsoriser une équipe, ça motive les ingénieurs, ça pousse à aller plus loin. Vous ne mettrez pas autant d'énergie à développer un vélo s’il ne fait pas les grandes courses. Or, sur ces courses, les gains marginaux peuvent faire gagner, ou perdre. Et ensuite ça nous permet de proposer au grand public des vélos qualitatifs".
L'innovation freinée par la sécurité ?
Nerf de la guerre, les machines ne représentent toutefois que 10% de l’aéro global d’un coureur sur son vélo, explique-t-on chez Lapierre, "Le coureur, lui-même, c’est 80% de l’aéro". Ce qui explique que les équipementiers textiles soient, eux aussi, lancés dans cette course à l’innovation. Ancien coureur professionnel, Stéphane Rossetto a ainsi été embauché par la marque française Ekoï à sa descente du vélo, en 2022. "J’assure le lien entre la marque et les athlètes, pour élaborer les collections textiles'" explique l'intéressé. "J'ai la connaissance des produits vu que j’ai porté dans ma vie plus de cuissards et de maillots que de jeans" explique-t-il avec humour.
"Un coureur a environ 30 pièces de textiles différentes : gants, couvre-chaussures, chaussettes, vestes, combinaisons, maillots, gilets... Chacune est étudiée pour obtenir des gains aéro et en watts", explique Stéphane Rossetto, avant de détailler : "Ils sont très minimes sur les gants, c’est peut-être même plus aéro de ne pas porter de gants. L'endroit le plus exposé, ce sont les bras. Le textile dans le dos est important aussi, parce que c’est là que l'air passe après le casque, qui est lui aussi très important. Il n’y a qu’au niveau des jambes qu’on n’a pas de gain."
Pour rendre les tenues les plus rapides possible, des reliefs presque invisibles à l'œil nu sont dessinés, tandis que les tissus sont traités, explique Stéphane Rossetto : "C’est comme si on avait glacé le tissu, ce qui diminue la résistance à l'air. Il faut aussi choisir les bons tissus. Il y a toujours des nouveautés, donc on fait des prototypes qu’on teste en soufflerie ou en extérieur sur des vélos bardés de capteurs. Chaque tissu réagit différemment avec chaque athlète selon sa position, sa corpulence…". Sans oublier les impératifs de thermorégulation, pour ne pas qu’un coureur ait trop chaud sur son vélo.
"Les coureurs sont de plus plus obsédés par leur aérodynamisme, par les datas, l’alimentation. Mais il y a toujours des contre-exemples comme Julian Alaphilippe, qui a fait toute sa carrière en maillot cuissard."
Stéphane Rossettoà franceinfo: sport
À la tenue viennent ensuite s’ajouter le casque, également étudié en soufflerie pour être aérodynamique sans tenir trop chaud, mais aussi les lunettes et les chaussures. "Nos lunettes sont pensées pour être portées avec le casque, et s’assemblent pour être parfaitement aéro", précise ainsi Stéphane Rossetto, dont le marque Ekoï équipe six formations sur le Tour de France 2025. Mais aucune n’a pris le pari d’enfiler la dernière nouveauté de la marque : la pédale-chaussure. "La cale est intégrée dans la semelle, ce qui fait qu'on est beaucoup plus proche de l'axe du pédalier, et donc qu’on peut baisser un peu la selle et améliorer sa position aéro", explique Stéphane Rossetto.
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Ces innovations se heurtent toutefois à une autre course : celle à la sécurité. "Ce sont deux choses incompatibles : on va de plus en plus vite et en même temps, on dit qu'il faut ralentir", s’interroge Stéphane Rossetto, qui s’étonne de voir des coureurs porter les casques de contre-la-montre sur des étapes en ligne. "Je pense que ça ne va pas tarder à être interdit parce que ça devient un peu n'importe quoi. Un casque de chrono, ça protège moins".
"Pour réduire la vitesse, il faut étudier les typologies de parcours, interdire certaines positions, réglementer la taille des braquets."
Dorian Tabeau, responsable marketingfranceinfo: sport
"L’exemple à suivre, c’est la F1 : quand les voitures vont trop vite par rapport au circuit, on fait ce qu’il faut pour ralentir", pointait de son côté Marc Madiot dans l'émission "Stade 2", en mai. "Pour ralentir un vélo, on pourrait utiliser des roues avec des jantes plates, jouer sur le poids du cadre, les braquets, avoir des guidons plus larges". "C’est un sujet global, sur lequel les instances ne nous écoutent pas, nous, coureurs", regrette Benjamin Thomas, qui estime qu’il ne faut non plus "freiner le progrès technologique, parce que ça reste un sport mécanique. Il faut un juste équilibre". Airbags intégrés inspirés du VTT, tenues plus résistantes : les pistes ne manquent pas, et les innovations de demain seront peut-être plus portées sur la sécurité que la vitesse.