À Franceinfo, une « erreur » révélatrice de conditions de travail dégradées
Le week-end dernier, la chaîne d’informations en continu Franceinfo a commis une erreur, titrant « 200 otages palestiniens retrouvent la liberté » pour parler de l’échange de prisonniers palestiniens en vue de récupérer quatre soldates israéliennes, selon les termes de l’accord conclu entre le Hamas et Israël. Un choix de mots malheureux, qui a entrainé des réactions en cascades… et révélé des dysfonctionnements profonds de l’antenne publique.
Première à sauter à la gorge du média, Caroline Yadan. La députée macroniste de la 8e circonscription des Français établis hors de France (dont Israël fait partie) a estimé sur X que ce bandeau n’était « pas seulement indécent (mais aussi) une injure à ce qui fait notre humanité. Abject et inacceptable. » Elle a immédiatement annoncé saisir l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle, demandant préventivement une « sanction exemplaire » envers l’auteur de la faute. L’avocat Arno Klarsfeld, lui, a vu dans la chaîne publique « la chaîne du Hamas et de la haine d’Israël » (sic).
Mélange des genres
Est-ce sous cette pression que la direction a présenté ses excuses aux téléspectateurs ? « À la suite d’une erreur inadmissible, un titre totalement inapproprié concernant la situation au Proche-Orient a été brièvement diffusé dans un de nos journaux sur franceinfo canal 27. Le responsable a été suspendu », a-t-elle communiqué dans la soirée de samedi.
Le lendemain, la direction de France Télévisions a précisé à l’AFP que le journaliste responsable « a été mis à pied en attendant les résultats de l’enquête interne qui est diligentée. » « Les premiers éléments de celle-ci montrent une erreur humaine dans l’écriture du bandeau, et en aucun cas un acte politique ou un acte de malveillance », a complété une porte-parole du groupe, soulignant qu’à l’antenne, on parlait bien de « prisonniers palestiniens ».
Qu’une direction sanctionne un salarié en cas de faute avérée, rien de plus normal. Qu’une chaîne publique le fasse sous la pression politique, on tique. La directrice de la communication corporate de France Télévisions, Muriel Attal, a en effet répondu à Caroline Yadan « sur un ton complice et avec un cœur en smiley », note le Syndicat national des journalistes (SNJ).
À l’erreur politique s’ajoute l’erreur journalistique
« On a immédiatement réagi Caroline : la direction de l’info et ftv ont été des Lucky Luke », a osé la responsable. Au risque d’alimenter « les thèses des contempteurs du service public, toujours prompts à dénoncer l’information » sous contrôle politique « de France Télévisions », s’inquiète le SNJ : « Cela fragilise notre travail collectif et met en danger nos rédactions. »
Surtout quand ces échanges partis du sommet de la hiérarchie sont révélés publiquement, alors que dans le même temps « la direction demande avec insistance aux salariés de maîtriser leur communication sur les réseaux sociaux », ironise le syndicat. « J’ai voulu éteindre l’incendie rapidement en répondant aux uns et aux autres sur X, WhatsApp et par message. Et j’ai fait trop vite », a confié Muriel Attal à Mediapart.
Ou comment ajouter l’erreur politique à l’erreur journalistique, une « faute grave » selon le Syndicat CGT des journalistes (SNJ-CGT) : « On ne fait pas allégeance ouvertement au gouvernement en place lorsque l’on est cadre de direction dans l’audiovisuel public ! »
Rédacteur en chef précaire
À ces erreurs s’adjoint un manquement : personne dans la chaîne de production ne se pose la question des conditions qui ont permis qu’une telle erreur advienne. La Société des journalistes de France Télévisions a bien réagi… mais pour soutenir la sanction !
« Nous saluons la réactivité de la direction et nous présentons, au nom de toute la rédaction, nos plus sincères excuses à nos téléspectateurs. Cet incident, bien que regrettable, ne reflète en rien les valeurs fondamentales de notre rédaction : son indépendance, sa neutralité et son exigence de rigueur journalistique. » Le salarié mis à pied appréciera la confraternité.
« On est nombreux à être scandalisés par le communiqué de la SDJ qui n’a pas un mot pour notre confrère, sur lequel la direction se défausse un peu facilement », tempère heureusement une collègue… sous couvert d’anonymat.
Selon Mediapart, le journaliste en question est « un rédacteur en chef d’une cinquantaine d’années (qui) enchaîne depuis plusieurs mois les contrats précaires, entre piges et CDD, souvent sur des plages horaires difficilement compatibles entre elles ».
« C’est bien toute la chaîne de fabrication qu’il faut examiner »
À la suite d’une réunion, lundi 27 janvier, entre les représentants syndicaux et la direction, dont Alexandre Kara, directeur de l’information de France Télévisions et deux directeurs de France Info, Laurent Delpech et Marc Cantarelli, il a été « suspendu à titre conservatoire et mis en retrait dans l’attente des conclusions de l’enquête interne ». « C’est le processus habituel prévu pour ce genre de cas », commente Franceinfo.
L’enquête permettra, ajoute le SNJ, d’entendre le « tout petit nombre de personnes » présentes ce jour-là, afin d’établir les responsabilités. L’incident doit être réglé « en interne, posément, avec un arbre des causes, une enquête, un contradictoire, incluant la recherche des causes organisationnelles », complète le SNJ-CGT.
Car il ne faudrait pas que le journaliste soit la « victime expiatoire » d’un malaise profond et ancien, estiment les syndicats, seuls à s’interroger sur les conditions d’exercice dans les chaînes d’informations en continu. « C’est bien toute la chaîne de fabrication qu’il faut examiner, ainsi que l’organisation de Franceinfo, et son sous-effectif chronique », lâche le SNJ.
Dans cette situation, « l’erreur est en embuscade, elle peut surgir à tout moment », souligne le SNJ-CGT. Pourtant, sur cette antenne qui est « le parent pauvre du groupe », soupire un journaliste interrogé par Mediapart, ce n’est pas là où sont portés les efforts.
Détail « amusant » : la même erreur, exactement, a été commise, le même jour, dans un article du site internet de BFMTV. Là aussi, la direction de la chaîne a présenté ses excuses et rectifié une expression « inappropriée », « aussi vite que possible » et « dans une volonté de transparence ». Mais à notre connaissance, aucune sanction n’a été prise envers un journaliste dont les collègues savent bien les difficiles conditions de travail…
Otages ou prisonniers ?
Plusieurs antennes ont pu indiquer dans leurs bandeaux « otages palestiniens » au lieu de « prisonniers » ou « détenus », terminologie utilisée par la majorité des médias, y compris par l’AFP dans ses dépêches, ou par l’Humanité, qui ajoute fréquemment « prisonniers politiques » en fonction de leur profil.
Ces termes font régulièrement débat. Selon le droit international, est dénommé prisonnier tout individu privé de liberté, qu’il ait été jugé ou non par un tribunal. Selon le Petit Robert, un otage est « une personne livrée ou reçue comme garantie, ou qu’on détient pour obtenir ce qu’on exige ». Et un prisonnier « une personne tombée aux mains de l’ennemi au cours d’une guerre ».
Mais le dictionnaire définit aussi la guerre comme une « lutte armée entre états ». Pas d’état en face d’Israël, qui ne ferait donc pas de prisonniers, mais des « détenus » («maintenus en captivité », selon le dictionnaire).
Le Hamas détiendrait à Gaza 94 otages israéliens suite à l’attaque du 7 octobre. 34 seraient morts selon l’armée israélienne, et 33 devraient être rendus à leurs familles dans les prochaines semaines selon l’accord signé entre l’état et le Hamas.
3 443 détenus incarcérés sans jugement
Israël, qui selon ses propres autorités aurait procédé à 11 800 arrestations en Cisjordanie et à Jérusalem depuis le 7 octobre 2023, devrait renvoyer chez eux 1 900 Palestiniens (moins 236, qui, « condamnés à perpétuité, pour avoir commis ou participé à des attaques ou attentats, seront quant à eux exilés, essentiellement vers le Qatar ou la Turquie »).
« Le dossier des prisonniers politiques palestiniens détenus dans les prisons israéliennes est un sujet central de la vie politique et sociale des Palestiniens, rappelle Salah Hamouri, avocat et ancien prisonnier politique palestinien, dans une vidéo publiée par le collectif français Urgence Palestine, dimanche 19 janvier. C’est un des moyens de destruction de la vie des Palestiniens utilisé par l’occupant israélien. »
Israël détiendrait d’ailleurs 3 443 détenus administratifs, c’est-à-dire incarcérés sans jugement, dont 100 enfants et 32 femmes, en plus des 1 627 détenus classés comme « combattants illégaux » – une catégorie qui n’existe pas dans le droit international, invoquée par Israël pour piétiner les conventions de Genève.
Parmi les premiers prisonniers échangés, on trouve « des femmes, des enfants » et « des prisonniers politiques, comme la membre du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) Khalida Jaffar », une sexagénaire arrêtée fin 2023 en Cisjordanie. Ou Dalal Al-Arouri, sœur du défunt numéro deux du Hamas, Saleh Al-Arouri – tué à Beyrouth (Liban) -, qui a été arrêtée en janvier 2024.
Le Palestinien de 61 ans Samih Aliwi, lui, ne reverra pas sa famille : placé en « détention administrative », à la prison de Ketziot, dans le Neguev, il a rendu son dernier souffle le 6 novembre dernier. Alors que les échanges de prisonniers entre Israël et le Hamas ont commencé, le statut des « prisonniers » palestiniens, « livrés comme garantie » (que les termes de l’accord soient bien respectés) selon la définition du petit Robert, ne mérite-t-il pas d’évoluer, sinon dans les faits, du moins dans les mots ?
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