"Submerger" pour mieux régner : la stratégie du chaos de Donald Trump pour paralyser ses adversaires
Prendre le contrôle "à long terme" de Gaza, "récupérer" les milliards de dollars de l'aide militaire à l'Ukraine en faisant main basse sur les précieuses ressources minières du pays, imposer 25% de droits de douane sur l'acier et l'aluminium, licencier toujours plus de fonctionnaires fédéraux… Depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, pas un jour ne se passe sans une nouvelle déclaration fracassante du président américain – ou deux, ou trois.
De l'extérieur, la frénésie qui agite le Bureau ovale peut sembler chaotique. Loin de s'éparpiller, Donald Trump et son entourage sont pourtant en train de mettre en place une stratégie réfléchie : submerger leurs adversaires sous un flot constant de mesures et d'annonces, pour les étourdir et les empêcher d'organiser leur réponse.
La tactique a été décrite dès 2018 par Steve Bannon, conseiller de Donald Trump durant son premier mandat, relate CNN. A l'origine, il s'agit surtout d'une stratégie de communication. "La véritable opposition [au président], ce sont les médias. Et la manière de procéder avec eux, c'est d'inonder la zone de merde", expliquait à l'époque Steve Bannon. Comprenez : multiplier les déclarations polémiques, pour détourner les journalistes des sujets de fond. Fin janvier, Steve Bannon jugeait ainsi, dans un podcast du New York Times, que le début tonitruant du deuxième mandat de Donald Trump était la concrétisation de cette stratégie.
La mise en œuvre rapide d'un agenda politique conservateur
"Steve Bannon n'est plus dans le premier cercle de Donald Trump, donc on ne peut pas savoir si c'est lui qui a inspiré cette frénésie", tempère Françoise Coste, professeure d'études américaines à l'université Toulouse-Jean-Jaurès. Cette pluie de décrets révèle néanmoins que "Donald Trump, ou du moins les équipes autour de lui, sont arrivés bien plus préparés que la dernière fois" à Washington, affirme l'experte. "C'est comme si le premier mandat avait été un galop d'essai."
Stephen Miller, actuel chef de cabinet adjoint du président américain, a ainsi retenu "une priorité" de son premier passage à la Maison Blanche, selon le New York Times : "submerger [l'opposition] avec un déluge d'activités". Ce proche de Donald Trump "pense que ceux qu'il considère comme les ennemis (…) sont épuisés, et ont une capacité limitée à protester et s'opposer", rapporte le quotidien américain.
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Jérôme Viala-Gaudefroy, docteur en civilisation américaine et auteur de l'ouvrage Les Mots de Trump, voit aussi dans ce feu nourri de mesures le résultat du Projet 2025, une feuille de route de 900 pages détaillant les priorités en cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Rédigé avant la présidentielle par un think tank ultraconservateur, ce plan prévoyait de "mettre au pas l'Etat administratif" et d'imposer un "agenda pour la famille", s'attaquant notamment aux droits LGBT+, à l'aide de "nombreux outils exécutifs". Donald Trump avait cherché à s'en distancer pendant la campagne, "mais il le met en place", observe Jérôme Viala-Gaudefroy.
Désorganiser l'Etat fédéral
La stratégie du nouvel exécutif dépasse ainsi largement les méthodes de communication prônées par Steve Bannon. En vingt jours de mandat, le président américain a signé plus de 55 décrets, dénombre NBC News. S'il est loin de la centaine annoncée pour son "Jour 1", ce chiffre reste inédit dans l'histoire des Etats-Unis, commente Ludivine Gilli, directrice de l'Observatoire de l'Amérique du Nord à la Fondation Jean-Jaurès. "Son entourage avait préparé les textes, insiste l'historienne. Quand on regarde la magnitude des décrets, la diversité des domaines concernés, c'est énorme."
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Certains de ces textes sont "performatifs", juge Jérôme Viala-Gaudefroy. Il cite en exemple le changement de nom du golfe du Mexique, rebaptisé "golfe d'Amérique". "Ça ne va pas changer la vie des Américains, mais il y a une forte dimension symbolique : nommer ou renommer les choses, pour Donald Trump, c'est l'expression de sa surpuissance", analyse l'expert.
Mais la frénésie trumpienne sert aussi des objectifs concrets. Plusieurs mesures prises depuis le 20 janvier visent ainsi à étendre le pouvoir du président, outrepassant ses prérogatives. Car "l'exécutif ne peut pas, sans l'accord du Congrès, fermer des départements [comme évoqué pour l'Education] ou réformer le droit du sol", relève Jérôme Viala-Godefroy. En parallèle, Elon Musk et son Département de l'efficacité gouvernementale (Doge) mènent une purge accélérée dans les agences fédérales, en dehors de tout contrôle, puisque le milliardaire n'a pas "un rôle officiel, mais de conseiller", poursuit le spécialiste.
Ces attaques "désorganisent le fonctionnement de l'Etat", remarque Ludivine Gilli. Les licenciements et coupes budgétaires empêchent de nombreuses agences "d'exercer leurs missions", et "cette incertitude extrême, sur de nombreux plans à la fois", fragilise l'administration fédérale, pointe l'historienne.
"Plus qu'un grain de sable dans les rouages [de l'Etat], les décrets de Donald Trump et l'action du Doge d'Elon Musk sont des sacs entiers de sable, déversés dans une mécanique qui n'était pas forcément bien huilée."
Ludivine Gilli, historienneà franceinfo
Le républicain et ses alliés défendent une vision du pouvoir où "le président peut faire ce qu'il veut, sans avoir de comptes à rendre", abonde Jérôme Viala-Gaudefroy. Le vice-président J.D. Vance a même suggéré, début février, que l'exécutif n'avait pas à se soumettre aux décisions de justice, relaie Politico. Ce n'est pas l'avis des magistrats américains, qui ont déjà suspendu plusieurs décrets présidentiels, dont celui visant à supprimer le droit du sol.
"Maîtriser le récit médiatique"
Malgré ces premiers échecs, le chaos engendré par les controverses incessantes permet au président de "maîtriser le récit médiatique", décrypte Jérôme Viala-Gaudefroy. "La rhétorique [de Donald Trump] consiste à choquer tous les jours, pour que l'attention se focalise sur une polémique et pas autre chose. Pendant ce temps, on ne parle pas du [regain de l'inflation] ou des déportations massives qui n'ont pas encore eu lieu."
Dans ce "paysage médiatique saturé par un discours tapageur", il devient "difficile pour les démocrates de trouver leur place", constate Ludivine Gilli. L'opposition a, jusqu'ici, "montré des difficultés à présenter un front uni, sur le fond comme sur la forme : faut-il s'opposer à tout ce que fait Donald Trump, de manière systématique ? Ou concentrer ses efforts sur les déclarations et décrets les plus graves ?", détaille l'historienne.
"Les démocrates savaient, dans les grandes lignes, ce que comptait mettre en place Donald Trump. Mais ils ont aussi des moyens limités, et ont dû choisir de quel dossier s'occuper en premier."
Ludivine Gilli, historienneà franceinfo
Organiser la réplique est d'autant plus complexe que les démocrates "n'ont toujours pas digéré la défaite de Kamala Harris et qu'ils se cherchent sur le plan programmatique", assure Françoise Coste. Le parti n'est pas attentiste pour autant. "Vingt-deux Etats démocrates ont porté immédiatement plainte contre le décret sur le droit du sol", note Ludivine Gilli. Les gouverneurs à leur tête, contrepouvoir important face à Donald Trump, avaient annoncé dès l'automne 2024 former une coalition pour contrecarrer l'action du président.
"Donald Trump ne pourra pas tenir ce rythme"
Les activistes s'étaient, eux aussi, préparés de longue date à la vague de "choc et de stupeur" promise par le milliardaire. De nombreuses plaintes étaient prêtes avant même que les premiers décrets ne soient signés par Donald Trump. "Il a fallu les amender une fois les textes publiés, puis les porter devant les tribunaux", mais "on a vu les résultats avec plusieurs mesures rapidement suspendues", explique Ludivine Gilli. Cette "judiciarisation inhabituelle" de la vie politique a toutefois pour conséquence de "noyer les tribunaux", estime Jérôme Viala-Gaudefroy.
"Le temps judiciaire est tellement lent, [ces recours n'ont] aucune visibilité par rapport à la frénésie trumpienne."
Françoise Coste, historienneà franceinfo
Malgré de premières manifestations à travers les Etats-Unis, la réponse de la société civile reste "éparpillée", selon Françoise Coste. "Les gens qui sont directement concernés par les grandes coupes budgétaires (…) sont, eux aussi, dans un état de sidération, ajoute l'historienne. Ils ne sont pas encore dans le temps de la réaction politique et du militantisme. Cela viendra peut-être, mais ce sera probablement trop tard."
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Ludivine Gilli n'en est pas si sûre. "Nous ne sommes [qu'au premier mois] de mandat : Donald Trump ne pourra pas tenir ce rythme", souligne l'experte. Pour l'instant, le président "prend des décrets : il y dit ce qu'il veut et n'a qu'à signer, sans avoir à négocier" avec les démocrates, rappelle Jérôme Viala-Gaudefroy. Mais les républicains devront composer avec le camp adverse, dont les voix sont nécessaires pour faire adopter certaines lois au Congrès – et éviter une paralysie budgétaire.
Alors que le milliardaire a reconnu que ses concitoyens allaient "peut-être souffrir" des importants droits de douane qu'il veut imposer sur plusieurs produits, "il faudra aussi voir quelques conséquences les décisions de Donald Trump auront sur le quotidien des Américains", notamment sur le plan économique, soulève Jérôme Viala-Gaudefroy. Pour le spécialiste, la mobilisation pourrait alors "devenir massive". Et la stratégie du chaos de Donald Trump perdre de son efficacité.