"Le fil rouge, c'est la remise en cause de la démocratie" : pourquoi historiens et politologues sont de plus en plus nombreux à qualifier Donald Trump de "fasciste"
Version deux, jour un. Donald Trump sera investi président des Etats-Unis, lundi 20 janvier, huit ans après avoir occupé la plus haute fonction du pays pour la première fois. Le républicain compte bien faire du premier jour de ce second mandat une journée de "choc et de stupeur", croit savoir la chaîne MSNBC. En campagne, il avait même laissé planer l'idée qu'il pourrait "être un dictateur pour un jour". De quoi pousser les démocrates, Kamala Harris en tête, à qualifier Donald Trump de "fasciste". Alors que le milliardaire s'apprête à retrouver la Maison Blanche, franceinfo a interrogé plusieurs spécialistes sur la pertinence de ce terme pour désigner le 47e président américain.
Donald Trump est-il fasciste ? Dès 2016, experts et médias relevaient des points communs entre le milliardaire et les dirigeants autoritaires ou totalitaires qui ont pris le pouvoir en Italie, en Allemagne et en Espagne dans les années 1930, relève le New York Times. "Les gens que vous n'aimez pas ne sont pas tous des fascistes", pointait toutefois l'historien Robert Paxton, éminent spécialiste de ces mouvements, lors du premier mandat du milliardaire.
Un président "post-fasciste"
Huit ans plus tard, le consensus est plus large. Robert Paxton lui-même a changé d'avis, dans les colonnes de Newsweek. Désormais, cette étiquette lui semble "non seulement acceptable, mais nécessaire" pour parler du président américain. Un avis partagé par Hans Noel, professeur de sciences politiques à l'université Georgetown. "Identifier des personnes comme des menaces pour l'Etat, définir l'identité américaine avec des critères culturels et raciaux qui excluent toute une partie de la population, se méfier des médias et essayer de les discréditer… Beaucoup de stratégies de [Donald Trump] sont similaires à celles des mouvements fascistes", explique-t-il.
"Il ne faut pas s'attendre à ce qu'il soit en tout point similaire aux régimes de Mussolini ou Hitler, alors que le monde a évolué", complète Manon Lefebvre, maîtresse de conférence en civilisation américaine à l'université polytechnique des Hauts-de-France. Enzo Traverso, professeur à l'université Cornell, préfère d'ailleurs parler de "post-fascisme". "Le fascisme du XXIe siècle ne peut pas être une répétition de celui des années 1930", remarque-t-il. Il note cependant des points communs entre plusieurs "partis [modernes] nationalistes, xénophobes, de droite radicale, qui dans certains cas trouvent leurs origines dans les mouvements néofascistes – le Rassemblement national en France – ou fascistes – les Fratelli d'Italia de Giorgia Meloni".
"Donald Trump participe à sa manière à cette vaste constellation de mouvements d'extrême droite qui ont émergé et pris le pouvoir dans plusieurs pays ces dix dernières années."
Enzo Traverso, historienà franceinfo
"Dans les années 1930, les leaders fascistes établissaient une relation quasiment physique avec la communauté de leurs disciples. Désormais, cela passe par les réseaux sociaux et les chaînes de télévision", constate Enzo Traverso. Des moyens de communication que Donald Trump maîtrise à la perfection. "En s'adressant directement à eux et en employant un ton moins intellectuel que les hommes politiques traditionnels, il donne l'illusion à ses partisans qu'il est proche d'eux", illustre Manon Lefebvre.
Culte de la personnalité, racisme et hypermasculinité
"Il possède un charisme exceptionnel en tant que chef politique, et ce charisme est ressorti encore amplifié de la tentative d'assassinat à laquelle il a survécu en juillet", décrypte Enzo Traverso. Au passage, le milliardaire a pris la dimension d'une "sorte de figure mystique que l'on suit non pas parce qu'on est convaincu par ses arguments, mais parce qu'on a une sorte de foi en lui".
Cette "Trumpmania", qui rappelle le culte de la personnalité au cœur des mouvements fascistes, s'est notamment manifestée à la convention nationale du Parti républicain. Des centaines de partisans s'y sont présentés l'oreille droite cachée par un gros pansement carré, comme celui que leur candidat arborait après la tentative d'assassinat du 14 juillet. "Elle se voit aussi à travers le marketing autour de Donald Trump, les nombreux produits dérivés autour de son image vendus pendant sa campagne", souligne Manon Lefebvre.

La campagne du milliardaire s'est aussi appuyée sur une promotion de l'hypermasculinité faisant écho au virilisme fasciste. "Dans l'Allemagne nazie, il existait une idéalisation du corps masculin musclé. On la retrouve chez certains influenceurs supporters de Donald Trump, qui mêlent vidéos de fitness et discours d'extrême droite sur les réseaux sociaux", pointe Manon Lefebvre.
Le républicain a "puisé dans le sentiment de certains hommes d'avoir un rôle diminué dans l'espace public", estime Nadia E. Brown, professeure de sciences politiques et d'études des genres à l'université Georgetown. "Ce discours diabolise tous ceux qui s'affranchissent des normes traditionnelles et genrées, en cherchant à renvoyer les femmes à la sphère privée et en identifiant les personnes LGBT+ comme des ennemis de l'Etat."
"Comme les mouvements fascistes européens, Donald Trump veut définir qui peut être citoyen ou non, qui peut voir ses droits respectés ou rabotés. Il n'y a pas de place pour la différence, ni pour la contradiction."
Nadia E. Brown, politologueà franceinfo
L'idée de mobiliser des électeurs en désignant un ennemi à abattre n'est pas inédite. "Le fascisme des années 1930 était profondément antisémite. Les mouvements post-fascistes, eux, sont tous islamophobes", résume Enzo Traverso. Donald Trump a déjà visé les musulmans, en signant en 2017 un décret interdisant l'entrée sur le territoire aux ressortissants d'une dizaine de pays à majorité musulmane. Le président américain manifeste en plus, depuis son premier mandat, "un racisme tourné en premier lieu vers l'Amérique latine, avec la promesse d'expulsions massives et d'un mur à la frontière avec le Mexique".
Vers une "fascisation des Etats-Unis" ?
Mais le principal point commun de Donald Trump avec les mouvements fascistes est "sa volonté de s'écarter de l'Etat de droit, quitte à tordre la Constitution si cela peut servir ses intérêts", critique Nadia E. Brown. "En janvier 2021, il a encouragé ses partisans à essayer de renverser le Congrès, d'infirmer le vote pour la présidentielle, rappelle Enzo Traverso. Cette fois, il a gagné l'élection, mais il avait affirmé auparavant que si le résultat lui était défavorable, il ne le reconnaîtrait pas."

"Le fil rouge qui rattache cette constellation post-fasciste au fascisme classique, c'est la remise en cause de la démocratie, détaille l'historien. Et les déclarations de Donald Trump laissent présager beaucoup d'entorses aux principes démocratiques." Fasciste, pas fasciste ? Face à ce sombre constat, pour Hans Noel, la question est presque un faux débat. "D'un point de vue académique, cette question est importante, concède-t-il. Mais du point de vue citoyen, un mot ne doit pas déterminer notre manière de juger ou de réagir aux actions de Donald Trump."
Car le républicain a déjà contribué, lors de son premier mandat, à "faire reculer la démocratie américaine", argue le politologue. Cette fois, Donald Trump aura encore plus de latitude. La "résistance interne" de certains membres du gouvernement et du Parti républicain, lors de son premier mandat, a disparu. Dans sa nouvelle administration, Donald Trump ne s'entoure que de collaborateurs trop loyaux pour s'opposer à ses décisions. "Les républicains ont la majorité dans les deux chambres du Congrès, et la Cour suprême compte six juges conservateurs sur neuf", ajoute Manon Lefebvre.
"Toutes les institutions qui pourraient mettre des barrières à Donald Trump lui sont acquises au moins pour deux ans [jusqu'aux élections de mi-mandat]."
Manon Lefebvre, historienneà franceinfo
Nadia E. Brown, elle, voit Donald Trump comme un "narcissique qui cherche à servir ses propres intérêts", "sans la capacité" de véritablement plonger les Etats-Unis dans une dérive fasciste. Le chef d'Etat a déjà "prouvé qu'il n'accepte pas les règles de la démocratie, qu'il est capable de les renverser si elles ne lui conviennent pas, et qu'il dispose d'outils, y compris institutionnels, pour le faire", nuance Enzo Traverso. "Une fascisation des Etats-Unis, impulsée par le pouvoir fédéral, n'est pas impossible", juge l'historien.
"La démocratie américaine est menacée"
D'autant que, ces dernières années, "les garde-fous censés protéger la démocratie se sont érodés ou n'ont pas été aussi efficaces qu'escompté", selon Hans Noel. Il cite en exemple la justice, chargée de "poursuivre ceux qui menacent le système démocratique". C'était précisément l'argument mis en avant par le procureur spécial Jack Smith et le parquet de Géorgie pour entamer des poursuites contre Donald Trump, accusé d'avoir tenté de renverser les résultats de la présidentielle de 2020. "Ces procédures n'ont pas abouti", souligne-t-il.
Nadia E. Brown évoque aussi la nomination à vie des juges de la Cour suprême, "censée garantir qu'ils sont non-partisans", mais qui a permis à Donald Trump d'installer des magistrats conservateurs qui ont renversé le droit fédéral à l'avortement. "La démocratie américaine est menacée, mais elle dispose aussi de contre-pouvoirs et d'une capacité de résistance qui n'est pas négligeable", tempère Enzo Traverso. A commencer par les Etats fédérés.
"Pour amender la Constitution, il faut une majorité de trois quarts des Etats, mais Donald Trump n'obtiendra pas le soutien des gouverneurs démocrates."
Manon Lefebvre, historienneà franceinfo
Il reste aussi, bien sûr, la société civile. Malgré la défaite de Kamala Harris, "peut-être que qualifier Donald Trump de fasciste a permis de mobiliser certains électeurs", suppose Hans Noel. "Les personnes touchées par cet argument vont continuer à se battre contre la politique" du nouveau chef de l'Etat, "contre l'idée qu'il peut faire tout ce qu'il veut". Hans Noel en est toutefois convaincu : "la démocratie américaine sera moins solide dans quatre ans".