Ukraine : plus de 15.000 désertions dans l’armée depuis le début de l’année 2024, cinq fois plus qu’en 2022
En manque d’effectifs face aux forces russes qui avancent chaque jour d’une dizaine de kilomètres carrés dans l’est du pays, l’armée ukrainienne ne peine pas seulement à recruter 500.000 nouveaux soldats, mais doit faire face en parallèle à une forte augmentation des désertions dans ses rangs. Le sujet est suffisamment grave pour qu’il fasse l’objet d’une communication officielle des autorités à Kiev, chiffres à l’appui, alors que les parlementaires de la Rada discutent d’une révision de la législation afin d’alléger les sanctions contre les déserteurs et de faciliter leur retour au sein des forces.
Le 8 octobre, le bureau du procureur général d’Ukraine fournissait ainsi les statistiques concernant les procédures pour «abandon non autorisé d’unité» et plus graves encore pour «désertion». La première catégorie correspond à un refus d’obtempérer, par exemple sur le champ de bataille, mais sans que le soldat incriminé disparaisse complètement dans la nature.
Or, les chiffres, cités notamment par le média ukrainien Strana, témoignent d’une explosion des procédures depuis le début de la guerre, le 24 février 2022, il y a plus de deux ans et demi. Les cas de désertions aujourd’hui dans le giron de la justice ukrainienne sont passés de 3342 en 2022, à 7883 en 2023 et surtout à 15.559 en 2024. Et encore, cette dernière valeur ne couvre évidemment pas toute l’année en cours, mais seulement les huit premiers mois. Si elles se poursuivaient à ce rythme, elles pourraient dépasser les 20.000 d’ici la fin décembre. Par rapport à 2022, elles ont déjà été multipliées par 4,7.
Une à deux brigades par mois
Le même phénomène s’observe pour les simples «abandons non autorisés d'unité». 29.984 procédures ont été ouvertes durant les huit premiers mois de 2024, contre 17.658 pour toute l’année 2023 et 6641 en 2022. Là encore, les valeurs ont été multipliées par 4,5 en deux ans.
Pour mesurer l’ampleur de ces chiffres, rappelons qu’une brigade ukrainienne comprend généralement quelque 3000 hommes (parfois moins). Les 15.000 déserteurs de 2024 représentent déjà au moins 5 brigades complètes. En ajoutant à ceux-ci les près de 30.000 cas d’«abandons», on passe à... 15 brigades. Par comparaison, l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk, début août, s’est faite avec seulement trois brigades en première ligne (et une demi-douzaine en appui et en soutien). Depuis la réaction russe qui a fait suite à l’effet de surprise, les Ukrainiens ont renforcé leurs positions, qui pourraient aujourd’hui compter jusqu’à 19 brigades, certainement incomplètes.
Une autre comparaison est encore possible : les près de 45.000 abandons et désertions en huit mois représentent plus de 5600 cas par mois. Chaque mois donc, une à deux brigades ukrainiennes disparaissent ainsi du fait des désertions. Et encore, ces chiffres officiels sont sans doute sous-estimés. Le 9 septembre, le journaliste Volodymyr Boïko, qui sert dans la 101e brigade des forces armées ukrainiennes, a publié un long message teinté de désespoir sur Facebook, qui a connu un large écho parmi les Ukrainiens. «Le nombre de déserteurs a déjà dépassé les 150.000 personnes et approche les 200.000», affirme-t-il, estimant que la plupart des cas ne font pas l’objet de poursuites : «Les déserteurs ne sont pas recherchés – c'est ce qui a conduit au fait que le problème s'est accumulé pendant 2,5 ans et maintenant la situation est dans une impasse. Il est impossible de traduire en justice un si grand nombre de déserteurs».
«La dépénalisation effective de la désertion aura des conséquences catastrophiques pour le front dans un avenir proche», avertit également le journaliste et militaire, évoquant les travaux parlementaires en cours à la Rada. D’ores et déjà, début septembre, les députés ukrainiens ont voté la dépénalisation de la désertion et de l’abandon non autorisé d’unités. Ils veulent désormais faciliter le retour dans leurs unités des déserteurs, qui pourront - en cas de première désertion - être réintégrés sous 72 heures et sans sanctions financières.
«Les personnes motivées sont mortes ou se sont lassées»
En réalité, les forces armées ukrainiennes se trouvent dans une situation inextricable : les volontaires qui ont rejoint des unités au début de la guerre étaient extrêmement motivés, mais, les mois passant et les pertes s’accumulant, la mobilisation s’est progressivement étendue à une partie de la population moins encline à se battre. «J'ai servi dans un bataillon de volontaires pendant les trois premiers mois [de la guerre], nous n'avons pas reçu de salaire, rien, et il y avait des dizaines de milliers de personnes comme moi, racontait par exemple le 11 septembre dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux Denis Yaroslavsky, ancien candidat à la mairie de Kharkiv actuellement à la tête d’une unité de reconnaissance dans l’armée ukrainienne. Parce qu'il y avait de la motivation. Maintenant, la guerre est entrée dans une phase où seuls ceux qui ne veulent pas [se battre] sont enrôlés sur le champ de bataille. Les personnes motivées sont mortes ou se sont lassées [de la guerre]».
Dans un reportage de CNN, six commandants d’unités ukrainiennes ont récemment fait le même constat : le problème des désertions touche surtout les jeunes recrues. «Tous les soldats mobilisés ne quittent pas leurs postes, mais la majorité le fait. Quand les nouveaux arrivent ici, ils voient à quel point c'est difficile. Ils voient beaucoup de drones ennemis, d'artillerie et de mortiers», explique ainsi l’un des officiers, opérant dans la région de Pokrovsk. «Ils se rendent une fois sur les lieux et s'ils survivent, ils ne reviennent jamais. Soit ils abandonnent leurs positions, soit ils refusent d'aller au combat, soit ils essaient de trouver un moyen de quitter l'armée», ajoutait-il.
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Un terrible cercle vicieux se met en branle : plus les désertions augmentent, plus les Russes prennent l’avantage sur le front ; plus les Ukrainiens reculent, plus les désertions augmentent. La chute de la ville-forteresse de Vouhledar, verrou du Sud-Donbass, début octobre, a été un choc psychologique pour la défense ukrainienne. Depuis, les Russes bousculent les positions tout au long de la ligne de front, qui s’étend sur un millier de kilomètres. Il y a le cœur de la guerre, dans le Donbass, avec quatre grandes batailles en cours qui tournent plus ou moins gravement à l’avantage des Russes : Pokrovsk ; Kourakove ; Chasiv Yar ; Toretsk ; Siversk. Mais il y a aussi la bataille de la rivière Oskil entre les régions de Lougansk et de Kharkiv : là aussi les Russes ont récemment créé un dangereux saillant. Et ils relancent même des assauts localisés au Sud dans la région de Zaporijjia, avec un assaut à Kamyanske ces derniers jours. L’offensive de Kiev dans la région russe de Koursk, spectaculaire au départ, avait redonné de l’espoir aux Ukrainiens, mais le doute domine désormais : une fois conquis ce territoire, il faut le tenir et les Russes contre-attaquent lentement. À quoi ce gage territorial sert-il, alors qu’il n’a pas permis de détourner des troupes russes du Donbass ?
L’Ukraine est depuis des mois une terrible guerre d’attrition, la Russie jouant lentement de sa supériorité en hommes et en matériels pour étouffer petit à petit les forces ukrainiennes. La hausse des désertions est l’un des signes de ce terrible nœud coulant qui se resserre autour de Kiev. Bien sûr, l’armée russe n’est pas épargnée en la matière - on se souvient des Russes fuyant la mobilisation partielle de l’automne 2022 -, mais le réservoir d’hommes d’un pays de plus de 140 millions d’habitants permet mécaniquement à Moscou de tenir plus longtemps.