"Ça dépasse le cadre du raisonnable" : comment l'administration Trump contourne le droit de l'immigration aux Etats-Unis
Le ton a été donné dès les premières heures du nouveau mandat de Donald Trump, le 20 janvier, à Washington (Etats-Unis). Prêtant serment au Capitole, le président républicain a réitéré une promesse assénée au fil de sa campagne : la mise en œuvre d'expulsions massives, visant jusqu'à 11 millions de sans-papiers aux Etats-Unis. Ce même jour, son administration a enclenché pas moins de dix mesures drastiques en matière d'immigration. Parmi elles, la déclaration d'une "invasion" à la frontière avec le Mexique et un décret visant à supprimer le droit du sol, largement contesté depuis.
La Maison Blanche a ainsi débuté une campagne "d'attaques constantes contre les personnes immigrées, sans commune mesure avec ce que nous avons déjà connu", observe l'avocate américaine Kathleen Vannucci, professeure en droit de l'immigration à l'université Northwestern. En cent jours, 51 actions en justice ont déjà visé l'administration Trump pour ses politiques anti-immigration, selon le projet Just Security, créé par l'université de New York, qui recense les poursuites judiciaires contre l'Etat fédéral.
Une offensive claire contre le droit d'asile
Les premières mesures de la nouvelle ère Trump ont rapidement ébranlé le système de l'asile aux Etats-Unis. Le 20 janvier, l'administration supprime une application lancée sous la présidence de Joe Biden, qui permettait à des migrants à la frontière de prendre rendez-vous pour déposer leur demande d'asile. Quelque 30 000 exilés voient soudainement leurs entretiens annulés, rapporte The New York Times. Par décret, Donald Trump ordonne en parallèle la fin des demandes d'asile à la frontière avec le Mexique. Une "violation" claire des obligations américaines en matière de droits des réfugiés et de droits de l'homme, dénonce Amnesty International.
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"Il y a un droit à demander l'asile, peu importe la manière dont vous êtes arrivé", insiste Kathleen Vannucci. La spécialiste avait déjà constaté "une érosion" de ce droit sous la première administration Trump, puis au cours de la présidence de Joe Biden. Ces dernières décisions sont néanmoins sans précédent, confirme l'avocate.
"L'administration Trump ne croit pas que tous ces individus puissent bénéficier d'une protection. Il y a cette idée préconçue qu'ils mentent."
Kathleen Vannucci, avocate spécialiste du droit de l'immigrationà franceinfo
Dans cette lignée, l'administration Trump s'empresse de cibler des populations immigrées sous protection temporaire (TPS) du fait de conditions dangereuses dans leurs pays d'origine. Fin janvier, le gouvernement révoque une prolongation de ce programme pour des centaines de milliers de Vénézuéliens – une décision toutefois contestée par la justice. La Maison Blanche a depuis visé des exilés haïtiens protégés, mais aussi des Afghans et des Camerounais.
Ces efforts ne sont pas nouveaux : Donald Trump avait tenté d'abroger certaines de ces protections lors de son premier mandat. L'offensive "semble plus importante cette fois-ci", note Kathleen Vannucci. L'avocate, qui raconte travailler avec des bénéficiaires de TPS à Chicago, décrit une population "en panique".
"Je suis en contact avec eux, ils sont désorientés, ils ont peur. Ils ont énormément de questions."
Kathleen Vannucci, avocate spécialiste du droit de l'immigrationà franceinfo
Car si la justice fait pour l'instant blocage, "l'administration a clairement fait savoir qu'elle continuera à contester cette décision", poursuit la spécialiste. Des Vénézuéliens protégés ont d'ailleurs été arrêtés et détenus ces dernières semaines, révèle The Guardian.
Les sans-papiers ciblés mais pas seulement
Ces derniers mois à Chicago, Kathleen Vannucci a observé "une peur bleue" parmi ses clients, face à une administration priorisant son plan d'expulsions massives. Les 11 millions de sans-papiers résidant aux Etats-Unis, en grande majorité depuis plus de quinze ans, sont directement ciblés. Lors des années Obama, ils avaient connu une période d'expulsions très élevées, "mais l'objectif était plutôt de cibler les personnes avec un casier judiciaire", relève Colleen Putzel-Kavanaugh, analyste au cercle de réflexion américain Migration Policy Institute. "Désormais, il semble que toute personne en situation irrégulière soit une cible."
Et pour cela, l'administration Trump est prête à frôler l'illégalité. Selon les informations du New York Times, le ministère de la Sécurité intérieure a demandé à l'administration fiscale (IRS) de lui fournir les adresses de centaines de milliers de sans-papiers. En violation des lois protégeant la vie privée de ces contribuables, pointe le quotidien. Un accord entre l'IRS et ICE, l'Agence américaine chargée du contrôle des frontières et de l'immigration, a depuis été divulgué.
"Des clients me demandent s'ils doivent déménager, s'ils doivent arrêter de payer leurs impôts", témoigne Kathleen Vannucci. D'après une enquête du Washington Post, le ministère de la Sécurité intérieure a également conclu des accords avec le département du Logement ou l'administration de la Sécurité sociale pour un partage d'informations sur les sans-papiers.
"Le premier mandat de Donald Trump était très focalisé sur la frontière avec le Mexique. (...) Cette fois, les populations immigrées déjà aux Etats-Unis sont une priorité claire de l'administration."
Colleen Putzel-Kavanaugh, analyste au Migration Policy Instituteà franceinfo
Fait rare, des personnes en situation régulière sont aussi la cible des services de l'immigration. A l'université Tufts, près de Boston, Rumeysa Ozturk, une étudiante turque, a été arrêtée puis placée en détention fin mars, accusée d'avoir agi "en soutien au Hamas". Des allégations sans aucun fondement, d'après un document du département d'Etat consulté par The Washington Post. Il y a un an, la doctorante avait cosigné un éditorial critiquant la gestion par l'université du mouvement de protestation contre la guerre à Gaza. Comme elle, des étudiants étrangers ont été visés pour leurs positions propalestiniennes, d'autres pour avoir commis des infractions. Plus de 1 000 personnes se sont vues retirer leurs visas d'études, mais l'administration leur a depuis accordé un sursis temporaire, selon le New York Times.
De telles révocations sont légales, mais elles étaient souvent limitées à des cas "extrêmes", relève l'Association américaine des avocats spécialisés en droit de l'immigration (AILA). Les menaces d'expulsions d'étudiants étrangers, sur la simple base de leurs opinions, marquent "un changement vraiment effrayant", observe Shannon Shepherd, avocate également spécialiste du droit des étrangers.
"J'exerce depuis plus de vingt ans, et je n'ai jamais vu une seule personne détenue pour ses idées politiques."
Shannon Shepherd, avocate spécialiste du droit des étrangersà franceinfo
Mahmoud Khalil, figure du mouvement propalestinien à l'université Columbia, à New York, a ainsi été arrêté début mars puis placé en détention. L'ancien étudiant, né en Syrie de parents palestiniens, est pourtant résident permanent aux Etats-Unis. Une juge a validé le principe de son expulsion, sur la base des arguments présentés par l'administration. Le secrétaire d'Etat américain, Marco Rubio, avance que "les activités et la présence" de Mahmoud Khalil aux Etats-Unis "compromettent la politique américaine de lutte contre l'antisémitisme dans le monde et aux Etats-Unis".
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La base légale de ses propos ? Un article de la loi américaine sur l'immigration et la nationalité, autorisant l'expulsion d'un étranger si le Secrétaire d'Etat "a de bonnes raisons de penser" que sa présence "aura des conséquences potentiellement graves pour la politique étrangère des Etats-Unis". Or, "il n'y a pas vraiment de jurisprudence sur l'utilisation de cette disposition", pointe Colleen Putzel-Kavanaugh.
Un objectif : accélérer les expulsions
Mahmoud Khalil semble être visé pour son engagement propalestinien. Or, les résidents permanents ne peuvent en principe pas être expulsés pour leurs positions politiques, comme le rappelle The New York Times. L'intéressé a fustigé, dans son cas, l'absence de respect du droit et des procédures régulières. Il a été placé en détention en Louisiane, à l'instar de Rumeysa Ozturk.
Depuis trois mois, rapporte The New York Times, le gouvernement tente d'accélérer des procédures d'expulsions, mû par sa volonté de voir partir des millions d'étrangers. "Mes collègues me parlent de procédures accélérées qui ne devraient pas l'être", appuie Shannon Shepherd. L'avocate insiste : "Il y a un précédent établi de longue date, selon lequel tout le monde aux Etats-Unis a droit à une procédure régulière", y compris en cas d'expulsion.
"Nous constatons des violations flagrantes de ce droit, des choses qui dépassent le cadre du raisonnable."
Shannon Shepherd, avocate spécialiste du droit des étrangersà franceinfo
Envoi de migrants des Etats-Unis vers Guantanamo, recours prochain à des sites militaires... Donald Trump a également invoqué un loi de 1798 sur "les ennemis étrangers" – utilisée trois fois, et seulement en temps de guerre – pour expulser plus de 200 migrants accusés d'être membres du gang vénézuélien Tren de Aragua. Un juge fédéral a suspendu de telles expulsions, mais l'administration a selon lui "délibérément ignoré" sa décision. Ces migrants, arrêtés parfois sur la base de leurs tatouages, ont été envoyés dans un Centre de détention pour terroristes au Salvador, pour une durée d'au moins un an.
Ces expulsés sont-ils membres d'un gang ? D'après la chaîne CBS, 75% d'entre eux n'ont aucun casier judiciaire aux Etats-Unis. Une douzaine sont accusés de crimes graves : violences sexuelles, meurtre ou enlèvement... Un demandeur d'asile gay ayant fui le Venezuela fait partie de ces détenus, tout comme Kilmar Abrego Garcia, un Salvadorien expulsé du fait d'une "erreur administrative". L'administration clame depuis qu'il est membre du gang MS-13. La justice l'avait pourtant protégé de toute expulsion en 2019, du fait de risques de "persécution" dans son pays.
Jusqu'où l'administration Trump ira-t-elle ? Depuis janvier, les niveaux d'expulsions restent similaires à ceux recensés vers la fin de la présidence de Joe Biden, relève The New York Times. Mais "il semble qu'ils soient prêts à aller loin", craint Shannon Shepherd. Colleen Putzel-Kavanaugh pose le même constat, évoquant un gouvernement "déterminé à tester un grand nombre de nouvelles choses" pour parvenir à ses fins.