Investiture de Donald Trump : pourquoi l'expulsion de millions de sans-papiers pourraient avoir de lourdes conséquences

Une promesse martelée à chaque meeting, désormais érigée en priorité. Donald Trump, élu président des Etats-Unis début novembre et officiellement investi à Washington lundi 20 janvier, s'est engagé à mener "la plus grande opération d'expulsions de l'histoire des Etats-Unis" à son retour au pouvoir, répétant sans cesse l'idée d'une "invasion" d'étrangers dans le pays. 

"Il faut le faire", a récemment renchéri le futur locataire de la Maison Blanche, interrogé par NBC News, à propos de la possibilité d'expulser l'ensemble des sans-papiers des Etats-Unis. Une opération si vaste "est une chose très difficile à faire, mais il y a des règles, des lois. Ils sont entrés de manière illégale", a défendu l'élu populiste. Familles séparées, pertes d'emplois, inflation... Franceinfo vous explique les conséquences qu'une telle mesure pourrait avoir.

Parce qu'environ 3% de la population est visée 

A travers cette promesse, Donald Trump cible une part conséquente de la société américaine. Les Etats-Unis, 340 millions d'habitants, comptaient 11 millions de sans-papiers en 2022, soit environ 3% de la population, d'après le Pew Research Center. "Le nombre total est probablement supérieur aujourd'hui", souligne Julia Gelatt, directrice associée du programme des politiques migratoires américaines au centre de recherche Migration Policy Institute. 

Une grande majorité de ces personnes − 79% − sont arrivées aux Etats-Unis avant 2010, soit il y a quinze ans ou plus, selon le Département de la sécurité intérieure (DHS). Ils sont originaires du Mexique, du Guatemala ou du Honduras, mais aussi de Chine, du Brésil ou encore d'Inde. Les Etats comptant le plus d'habitants sans papiers sont la Californie, le Texas, la Floride, suivis de l'Etat de New Jersey et de l'Illinois.

"Beaucoup sont profondément intégrés dans leurs communautés. Un grand nombre d'entre eux sont mariés avec un citoyen américain et ont des enfants nés aux Etats-Unis."

Julia Gelatt, chercheuse au Migration Policy Institute

à franceinfo

Expulser l'ensemble de cette population semble à ce stade peu réaliste. Ces dernières années, l'Agence américaine chargée du contrôle des frontières et de l'immigration (ICE) n'a jamais expulsé plus de 316 000 personnes des Etats-Unis par an, rappelle CBS News. C'était en 2014, sous l'administration Obama. L'année dernière, sous la présidence Biden, 271 000 sans-papiers ont dû quitter le sol américain, rapporte l'ICE. Lors de son premier mandat, l'administration de Donald Trump avait expulsé au maximum 267 000 personnes en 2019.

Parce que des millions de familles pourraient être séparées 

Si ces expulsions sont néanmoins enclenchées, elles toucheraient aussi des millions de citoyens américains et d'étrangers en situation régulière, des enfants notamment, proches des personnes ciblées. Le Pew Research Center le confirme : aujourd'hui, environ 4,4 millions d'enfants américains ont au moins un parent sans papiers. Autant de familles qui risquent d'être séparées, si le président élu suit jusqu'au bout son objectif. Dans des Etats comme le Nevada, la Californie ou le New Jersey, près de 10% des ménages comptent un sans-papiers.

"Le traumatisme subi dans le cadre d'une telle opération est quelque chose avec lequel ces Américains vivront chaque jour de leur vie", note Matthew Lisiecki, chercheur pour le Center for Migration Studies et coauteur d'un rapport sur le sujet, interrogé par le site Vox.com. Dans cette étude, il décrit aussi les lourds effets économiques d'une telle mesure : elle créerait plus de 116 milliards de dollars de nouvelles dépenses pour l'éducation des enfants concernés.

Depuis la victoire de Donald Trump, plusieurs médias ont interpellé le milliardaire populiste et ses alliés sur ces séparations familiales qui se dessinent"Je ne veux pas briser des familles", a assuré le président élu à NBC News.

"Nous renverrons toute la famille, de manière très humaine, dans son pays d'origine. Ainsi, la famille ne sera pas séparée."

Donald Trump, président élu des Etats-Unis

à NBC News

"Ce ne sont pas seulement des familles qui sont touchées, rappelle Julia Gelatt. Des communautés entières subissent des niveaux élevés de stress et d'anxiété, du fait des risques d'expulsion. Pour les enfants, c'est une peur constante de perdre un parent."

Parce que l'opération coûterait très très cher

La nouvelle administration Trump doit encore préciser les contours de son vaste programme d'expulsions et entend cibler d'abord des personnes représentant une "menace" pour la sécurité. D'octobre 2023 à fin septembre 2024, les gardes-frontières ont arrêté 17 000 personnes étrangères condamnées pour crime, parmi lesquelles 11 000 personnes condamnées pour une ou plusieurs entrées illégales sur le territoire américain. Les arrestations pour crimes violents sont toutefois plus fréquentes parmi les citoyens américains qu'au sein de la population des sans-papiers, souligne une étude récente du Département de la justice.

Le vice-président élu, J.D. Vance, avance de son côté qu'"il est sûrement raisonnable d'expulser environ un million de personnes par an". Dans une récente interview au New York Times, il se dit convaincu que "beaucoup de ces personnes vont rentrer chez elles de plein gré". Même si 20% des sans-papiers ciblés font ce choix, une opération d'arrestation, de détention et d'expulsion d'un million de personnes coûterait chaque année 88 milliards de dollars, soit quatre fois le budget de la Nasa, d'après l'American Immigration Council. A ce rythme, l'expulsion de l'ensemble des sans-papiers des Etats-Unis coûterait 968 milliards de dollars sur plus d'une décennie. Un scénario bien moins probable, celui d'une opération unique de renvoi de toutes les personnes sans-papiers, coûterait 315 milliards de dollars d'après cette même source.

"Le président Trump s'est engagé à faire tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir l'argent dont nous avons besoin", a déclaré Tom Homan, nommé par Donald Trump pour être en charge du contrôle des frontières, sur la chaîne Fox Business. Expulser un million de personnes chaque année impliquerait de construire 24 fois plus de lieux de détention, a rappelé NBC News à Donald Trump en décembre. Un projet réaliste ? "Vous n'avez pas le choix", a répliqué l'élu républicain, affirmant vaguement que des sans-papiers "nous coûtent une fortune".

Parce que le marché de l'emploi serait bouleversé 

Une grande majorité des sans-papiers résidant aux Etats-Unis sont aussi des personnes actives, en âge de travailler. En 2022, le pays comptait 8,3 millions de travailleurs en situation irrégulière, soit 4,8% de la main-d'œuvre, selon le Pew Research Center. Les sans-papiers sont particulièrement importants dans les secteurs du bâtiment et de l'agriculture, où ils représentent environ 13% de la main-d'œuvre. Dans l'hôtellerie, 7% des employés sont en situation irrégulière, rappelle l'American Immigration Council. 

Pour Stephen Miller, proche conseiller de Donald Trump, "les expulsions massives vont créer une perturbation du marché du travail célébrée par les travailleurs américains". Ces derniers "se verront offrir des salaires plus élevés, et de meilleurs avantages pour occuper ces emplois", a-t-il affirmé dans le New York TimesDe précédentes vagues d'expulsions ont plutôt eu l'effet inverse, explique l'économiste américain Michael Clemens, spécialiste des causes et de l'impact économique des migrations.

"Les expulsions massives découragent la création de nouvelles entreprises, où des travailleurs sans-papiers et américains travaillent parfois côte à côte. Des sociétés [employant des sans-papiers] sont plus susceptibles de fermer leurs portes, car elles deviennent moins rentables." 

Michael Clemens, professeur d'économie à l'université George Mason

à franceinfo

"Ce ne sont pas juste des gens qui vendent leur travail, remarque le chercheur. Ils consomment des produits fabriqués par des Américains, ils investissent." Et "très peu d'Américains feront le travail fait par des travailleurs sans-papiers", pointe Michael Clemens, qui a étudié ce phénomène en Caroline du Nord. Au tournant des années 2010, extrêmement peu d'Américains au chômage ont postulé pour des emplois saisonniers dans l'agriculture, et encore moins ont terminé la saison.

Sous la présidence de Donald Trump, des opérations d'expulsions massives feraient donc reculer l'emploi aux Etats-Unis, confirme le Peterson Institute for International Economics. Si 1,3 million de travailleurs sans papiers sont expulsés, l'emploi reculera de 1,1% d'ici à 2028. Il chutera de 7% en trois ans s'ils doivent tous quitter le territoire.

Parce que l'inflation et le PIB en pâtiraient 

S'il aboutit, le projet d'expulsions massives de sans-papiers aura aussi un effet clair – et néfaste – sur le coût de la vie aux Etats-Unis, notamment sur les prix des produits alimentaires. Des prédictions rejetées par Donald Trump, qui a assuré au magazine Time que des travailleurs agricoles pourraient entrer "légalement" dans le pays. 

Mais d'après l'étude de l'institut Peterson, l'expulsion d'environ 1,3 million de travailleurs sans-papiers provoquera une hausse de 1,5% de l'indice des prix à la consommation d'ici à 2028. Une inflation qui s'élèverait à 9,1% en seulement trois ans, si 8,3 millions de travailleurs sont renvoyés dans leur pays d'origine. "L'inflation augmente, car l'expulsion d'un grand nombre de travailleurs essentiels provoque un choc d'offre pour l'économie", développe Michael Clemens.

"Cela réduit la capacité à produire des biens, sans que la demande de biens et service ne diminue fortement. Le niveau des prix augmente." 

Michael Clemens, professeur d'économie à l'université George Mason

à franceinfo

Le PIB américain reculerait également, à mesure que les vagues d'expulsions gagneront en ampleur, selon ces projections. Avec 1,3 million d'expulsions, ce recul sera de 1,2%, toujours selon l'institut Peterson. Il atteindra 7,4% d'ici à 2028, si la totalité des travailleurs sans papiers sont expulsés. "Les affirmations politiques selon lesquelles les expulsions massives auront des bienfaits économiques pour les Américains n'ont aucun fondement. Elles sont fabriquées de toutes pièces, déplore Michael Clemens. C'est regrettable, à un moment où l'inflation est l'une des principales préoccupations des électeurs."