INFOGRAPHIES. Avions de combat, missiles, blindés... A quel point la défense européenne est-elle dépendante des Etats-Unis ?

Elles sont légion en Europe. Des obus aux avions de chasse, en passant par les missiles de défense anti-aérienne, on retrouve des armes américaines un peu partout en Europe, que ce soit en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni... ou dans les arsenaux de l'armée française. Face au récent revirement historique des Etats-Unis concernant leur engagement dans l'Otan et leur soutien à l'Ukraine dans sa guerre contre la Russie, les Européens sont en pleine réflexion : sont-ils assez indépendants en termes de défense ? L'heure est à la revue des troupes, mais aussi des équipements militaires. Selon le Premier ministre, François Bayrou, le constat est sans appel : "Les deux tiers des armements au sein de l'Union européenne sont acquis auprès des Etats-Unis", a-t-il assuré face au Sénat, mercredi 5 mars.

Même si le Vieux Continent dispose d'une industrie de défense solide en France et au Royaume-Uni notamment les livraisons d'armes "Made in USA" restent massives et ont même grimpé en flèche, après l'invasion de l'Ukraine par la Russie début 2022. Quelle a été la tendance récente, par rapport aux commandes entre Européens ou chez d'autres pays ? Quel type d'armements la France et ses voisins achètent-ils le plus outre-Atlantique ? Franceinfo dresse le bilan, en quatre graphiques et une carte, de l'importance des Etats-Unis pour la défense européenne.

De plus en plus d'armes importées par les Européens sont américaines

En réaction à la guerre en Ukraine et à un contexte géopolitique toujours plus tendu, entre 2020 et 2024, les Etats européens ont importé presque trois fois plus d'armes que durant les quatre années précédentes. C'est ce que montre le dernier rapport de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), qui répertorie le volume d'armes échangées dans le monde. "La demande en armements a augmenté depuis 2014 après la première invasion de l'Ukraine par la Russie, et elle s'intensifie encore plus depuis 2022", observe Pieter Wezeman, chercheur au Sipri.

Comme l'explique le Sipri, "les montants [des commandes] ne sont pas toujours communiqués, et même quand ils le sont, ils ne reflètent pas forcément la vraie valeur de l'équipement". L'institut de recherche calcule donc le volume d'armes échangées entre les pays en fonction de la valeur stratégique d'un équipement plutôt que de son prix de vente. Cette mesure prend notamment en compte le coût de production, le type d'arme, son degré de sophistication et son état (s'il est neuf ou d'occasion). 

Les chiffres publiés par le Sipri montrent que, pour s'armer, les Etats du Vieux Continent se tournent de plus en plus vers l'industrie d'armement américaine. Alors qu'en 2015, la majorité des importations européennes venaient d'autres pays d'Europe, en 2024, plus de la moitié du volume d'équipement militaire importé par les Européens est venue d'outre-Atlantique.

Parmi les principaux importateurs des Etats-Unis, on compte bien évidemment l'Ukraine, mais aussi le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou encore la Norvège. De fait, la quasi-totalité des Etats européens importent au moins une sorte d'arme ou d'équipement militaire construite aux Etats-Unis, qui restent les leaders mondiaux du secteur.

Comment expliquer cette préférence ? D'abord par des considérations géopolitiques. "Historiquement, l'Europe s'approvisionne auprès des Américains afin de maintenir de bonnes relations avec leur allié", note Pieter Wezeman. D'autres pays situés bien loin de l'espace européen sont aussi des fournisseurs importants, mais dans des proportions moindres. C'est par exemple le cas de la Corée du Sud, qui exporte beaucoup d'éléments d'artillerie, des véhicules blindés et des missiles en Europe de l'Est.

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Armée de terre, marine, aviation... La part des armes américaines dans la défense européenne diffère aussi selon les composante des forces armées. Alors que les marines européennes sont armées "presque exclusivement avec du matériel européen, l'Europe importe beaucoup d'armes de défense aérienne et d'aviation depuis les Etats-Unis", relève Pieter Wezeman. Ainsi, la moitié des 24 systèmes de défense aérienne commandés à l'étranger depuis 2020 sont américains. D'autres équipements, comme certains hélicoptères de combat ou certains drones, ne sont produits qu'aux Etats-Unis. "L'Europe se tourne beaucoup vers les Américains pour sa défense aérienne, puisque leur matériel est plus sophistiqué", explique encore le chercheur.

Tous les Etats européens n'importent pas non plus autant d'armes en provenance des Etats-Unis. La France, première puissance militaire d'Europe, est presque autosuffisante et achète surtout des moteurs de tanks aux Américains. A l'inverse, le Royaume-Uni et l'Allemagne, respectivement deuxième et troisième armées du Vieux Continent, achètent aux Américains de l'équipement militaire plus stratégique, comme certains avions ou des missiles.

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Pour les Etats européens qui ne produisent pas (ou très peu) leurs propres équipements sur leur sol, les Etats-Unis sont incontournables. La Pologne, par exemple, est fortement dépendante. Depuis quatre ans, elle a reçu près de 3 000 missiles américains, mais aussi plus de 500 véhicules blindés, douze avions et quatre systèmes de défense aérienne.

Une dépendance limitée (mais qui devrait augmenter) pour les avions de combat

Au rayon des armes les plus sophistiquées, les avions de combat occupent une place de choix. Dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale, les pays européens ont conservé une industrie aéronautique très développée, incarnée actuellement par trois grandes firmes : Dassault (France), Saab (Suède) et Eurofighter GmbH (consortium réunissant l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie et le Royaume-Uni). "C'est un bon pari que les Européens ont fait depuis l'après-guerre, qui assure une indépendance au moins dans ce secteur-là", explique le général Jérôme Pellistrandi, qui dirige la Revue Défense nationale. Sur le tarmac des bases et des porte-avions européens, les avions Rafale, Gripen ou Typhoon sont encore largement majoritaires. Les presque 200 avions de l'armée française sont de fabrication tricolore.

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Mais cet état des stocks européens devrait changer dans les années à venir, "car les Etats-Unis ont récemment réussi à vendre beaucoup d'avions F-35 en Europe, et les services qui vont avec", souligne le général Pellistrandi. Au total, treize pays européens ont récemment passé commande au constructeur américain Lockheed-Martin.

En 2018, la Belgique a réservé 34 de ces avions, mais les attend encore. En 2022, l'Allemagne en a acheté 35, et espère les recevoir en 2028. La Pologne en a commandé 32 exemplaires et l'Italie a gonflé il y a peu sa demande à 90 appareils. Le Royaume-Uni reçoit progressivement ses 48 avions commandés, et espère en acheter 90 autres dans le futur... Même si les chasseurs européens ont récemment connu un regain d'intérêt, avec une soixantaine d'Eurofighters Typhoon commandés en Allemagne, Espagne et Italie, ainsi que douze Rafale pour la Serbie, la flotte européenne va bientôt compter une part non négligeable de F-35.

"Si certaines parties de ces avions sont fabriquées dans des usines européennes, car c'est autorisé par Lockheed-Martin, ceux qui achètent des F-35 restent dépendants des Américains, qui se réservent la maintenance des appareils", fait remarquer le général Pellistrandi. Si les Etats-Unis décident de bloquer ce service, les pièces de rechange ou l'armement américain embarqués dans ces avions, "leur utilité est sérieusement remise en question", alerte-t-il.

Les autres avions de combat qui volent dans le ciel européen proviennent d'URSS (la Pologne et la Slovaquie disposant notamment encore d'un stock ancien en cours de transfert vers l'Ukraine), mais aussi de Corée du Sud. Le constructeur sud-coréen KAI s'est vu commander 48 avions FA-50 Golden Eagle par Varsovie en septembre 2022.

Les Etats-Unis très présents sur le sol européen et dans l'organisation militaire continentale

Au-delà de ces transferts d'armes, plusieurs dizaines de milliers de soldats américains sont stationnés dans l'espace européen. On les retrouve dans plus d'une quarantaine de bases militaires réparties de l'Islande à la Turquie. "Ces bases servent d'abord à matérialiser l'engagement militaire des Etats-Unis en Europe, analyse Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux. C'est ce qu'on appelle dans l'armée 'la chèvre au piquet', illustre-t-il. Si l'on frappe un pays où se trouvent des militaires américains, surtout s'il fait partie de l'Otan, c'est comme si l'on attaquait les Etats-Unis."

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Outre cette présence dissuasive, l'autre intérêt de ces bases pour les Européens est de pouvoir profiter des "capacités clé de voûte" des Etats-Unis dans l'organisation de leur défense, souligne Stéphane Audrand. "Pour schématiser, les pays d'Europe peuvent chacun produire des briques, comme une brigade de combat légère pour le Portugal, une escadrille de chasse en France. Mais ce n'est pas parce qu'on a un tas de briques, qu'on a une maison", ajoute-t-il. "Avec leurs grands avions de surveillance, de guerre électronique, leur imagerie satellite, leurs moyens de commandement, de liaison, de transmission, les Américains jouent le rôle de nation cadre en Europe", souligne le spécialiste.

"La dissuasion nucléaire est aussi une capacité clé de voûte", ajoute Stéphane Audrand. Si les Etats-Unis possèdent l'arme atomique, seuls le Royaume-Uni et la France en sont dotés en Europe. Mais à l'inverse de Londres, il n'y a que Paris qui soit pleinement autonome dans la gestion de son arsenal nucléaire.

Au sein de l'Otan, qui rassemble 23 pays de l'Union européenne, mais aussi l'Islande, la Norvège ou encore la Turquie, les Etats-Unis partagent énormément. "Il y a des exercices militaires, du renseignement et des normes", détaille Jenny Raflik-Grenouilleau, chercheuse spécialiste des relations internationales contemporaines. Dans ce club restreint, les Américains occupent "une place de choix" qui peut faciliter leurs ventes d'équipements militaires. "Même si l'achat d'armement revient au choix de chaque pays, individuellement, les industries européennes de défense ne se sont pas assez positionnées et les Européens se sont beaucoup reposés sur les Etats-Unis", note-t-elle. 

Alors qu'au plus haut niveau de l'UE, un projet chiffré à 800 milliards d'euros vient d'être proposé pour "réarmer l'Europe", il est probable qu'une bonne partie de cet argent finira dans des poches américaines, selon Jenny Raflik-Grenouilleau. "Si les Européens veulent acheter rapidement des armes, ils vont devoir se tourner vers ceux qui peuvent les vendre rapidement, prévient-elle. Et j'ai bien peur que la souveraineté européenne n'en sorte pas du tout renforcée."