« Pour le foot français, c’est la révolution ou la disparition » : entretien avec Timothée Duverger, enseignant-chercheur en économie sociale et solidaire

Responsable de la chaire TerrESS (territoires de l’économie sociale et solidaire) à Sciences-Po Bordeaux et responsable de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales à la Fondation Jean-Jaurès, Timothée Duverger a codirigé et participé à la rédaction du livre Un autre foot est possible, aux éditions le Bord de l’eau en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès. Dressant un état des lieux d’un football français malade, au bord du gouffre, cet ouvrage auquel ont participé quatre autres auteurs propose des solutions pour que le ballon redevienne un sport populaire.

Timothée Duverger

Responsable de la chaire TerrESS (territoires de l’économie sociale et solidaire) à Sciences-Po Bordeaux et responsable de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales à la Fondation Jean-Jaurès

En août 2024, les Girondins de Bordeaux, institution du football français avec six titres de champion de France, étaient rétrogradés administrativement en National 2 pour raisons financières. Expliquez-nous comment cette relégation est à l’origine de ce livre

En tant que symbole des dérives du foot business, cette rétrogradation, qui a déjà touché d’autres clubs, a été un véritable électrochoc pour l’éditeur Jean-Luc Veyssy, ancien dirigeant d’un club amateur, et moi-même, qui sommes bordelais. On s’est dit qu’il fallait lancer un pavé dans la mare, alerter et dénoncer le système, adossé à des instances peu démocratiques, qui est en train de s’effondrer. Et puis d’autre part, envisager des pistes pour le rénover, montrer qu’il existe d’autres modèles coopératifs dans lesquels les supporteurs sont impliqués, où les clubs sont plus ancrés dans leur territoire.

Rien que sur ces trois dernières saisons, la Ligue 1 a été déficitaire à chaque exercice de 1,2 milliard d’euros. Pour compenser ce déficit chronique et structurel, la France, qui est un pays formateur, se fait piller tous ses talents mais le jour où les clubs n’arriveront plus à vendre pour X raison, ça va poser un souci… D’autant que l’essentiel de l’argent qu’ils ont capté, notamment grâce aux droits télé qui s’effondrent, a été mis dans des salaires mirobolants et des transferts au lieu de l’investir dans les centres de formation. Ce modèle économique n’est plus tenable.

Pour lutter contre la financiarisation des clubs, vous mettez en avant le modèle des coopératives…

Face au capitalisme actionnarial, on voit émerger un peu partout des ripostes de supporters qui veulent réhumaniser les clubs, les réancrer localement. Ça se traduit par l’actionnariat populaire avec Guingamp, qui a ouvert son capital à des supporters appelés les Kalons en 2017 ; c’est une manière de permettre la transparence, de créer des conditions démocratiques, d’avoir une mobilisation autour du club.

À Saint-Étienne, il y a le projet des Socios verts, d’ailleurs rejoints par Michel Platini, qui espère entrer au capital du club en acquérant 5 %. Il y a aussi le projet de l’association À la nantaise… Il existe un deuxième modèle, plus abouti, la société coopérative d’intérêt collectif (Scic), que deux clubs rétrogradés pour raisons financières, le SC Bastia en 2017 et le FC Sochaux en 2023, ont choisi pour repartir. Cela permet une dynamique multi-parties prenantes, de développer des ressources nouvelles et d’optimiser la gestion en réinvestissant les excédents.

La particularité de ces modèles, c’est qu’ils permettent de préserver l’ancrage local parce que le club fait partie du patrimoine…

Le club est vraiment un élément du patrimoine local, certains ont plus d’un siècle, à l’image des Girondins ou de Sochaux, qui a en plus une matrice ouvrière très forte du fait du secteur automobile. Chaque club a un ancrage territorial très important qui participe du patrimoine collectif parce que le club représente aussi son territoire. C’est aussi un facteur de rayonnement et d’attractivité pour les villes et un levier de développement économique.



Un club, ce sont des emplois, des activités associées et c’est bien sûr du loisir, du sport, de la sociabilité… Le problème, c’est que les fonds d’investissement qui rachètent les clubs – dans les grandes ligues, un tiers sont possédés par des fonds – sont dans des logiques opposées avec des objectifs de rentabilité à court terme, des arbitrages qui se prennent ailleurs et donc il y a des tensions très fortes avec les supporters.

On a un faible recul sur ces expériences de coopérative, peuvent-elles réellement constituer des solutions face au foot business ?

Il n’y a pas encore de réponse tranchée. Mais c’est un modèle qui se fait une place, y compris dans le monde professionnel, où on ne l’attendait pas et dans un environnement qui lui est défavorable, poussé par les territoires et les supporters.

Après, il y a des limites, une coopérative attire moins les investisseurs extérieurs par définition car l’idée du modèle coopératif, c’est de trouver les ressources en son sein. Ça veut dire que si on accepte les investisseurs extérieurs, c’est avec certaines limites dans leur accès à la gouvernance, à la propriété et aux bénéfices.

Un chapitre est centré sur l’absence de démocratie à tous les étages de la gouvernance du foot français. Comment en est-on arrivé là ?

La Fédération française a procédé récemment à une réforme du mode de scrutin mais ce n’est pas une vraie démocratie. C’est une élection à 3 collèges dans laquelle il y a les dirigeants de ligues et districts, les présidents des clubs amateurs et les 46 clubs professionnels. Jean-Luc Veyssy, ancien dirigeant de club amateur, montre qu’en fait ce sont les dirigeants du monde professionnel qui font la pluie et le beau temps et que le PSG fait la loi en leur sein…

C’est une démocratie censitaire, par l’argent. Il souligne un deuxième aspect, c’est que ce modèle contamine l’ensemble du système du football avec un monde amateur qui reproduit par mimétisme les comportements du monde professionnel au niveau de l’argent. Il cite notamment l’exemple du club de Libourne (National 3), où, en 2022, un nouveau président, un investisseur local, a recruté avec des salaires déraisonnables, a investi dans des bus dignes de la L1 et a ruiné le club…

Malgré l’immobilisme qui caractérise le football français, pensez-vous qu’un réel changement de modèle puisse intervenir rapidement ?

J’ai l’impression qu’on est dans une situation prérévolutionnaire. Ça avance lentement, on n’arrive pas à réformer, il y a des rigidités très fortes du système, des intérêts qui font que tout le monde protège le système… Et puis, en même temps, le système est en train quand même de scier la branche sur laquelle il est assis. À un moment donné, ça ne va plus tenir… Donc, c’est la révolution ou la disparition. Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si le système peut se maintenir, la réponse est non. La question est de savoir s’il est capable de se renouveler et de faire sa révolution, sinon il est condamné.

Avant de partir, une dernière chose…

Contrairement à 90% des médias français aujourd’hui, l’Humanité ne dépend ni de grands groupes ni de milliardaires. Cela signifie que :

  • nous vous apportons des informations impartiales, sans compromis. Mais aussi que
  • nous n’avons pas les moyens financiers dont bénéficient les autres médias.

L’information indépendante et de qualité a un coût. Payez-le.
Je veux en savoir plus