« Ils profitent de cette catastrophe pour faire passer des mesures violentes » : six mois après Chido, les Mahorais dénoncent le projet de loi de reconstruction examiné à l’Assemblée

Hilda sourit, cache sa fatigue. De l’autre côté de l’écran et du continent africain, elle raconte son quotidien. Se lever aux aurores, quand sa famille dort et que le climat tropical mahorais est le plus doux. Puiser dans les bassines d’eau au-dessus desquelles tournoient les moustiques pour se nettoyer le visage. Choisir ses vêtements sur la corde tendue entre deux murs de tôle ondulée. Prendre le bus pour aller en cours, en redoutant que les « dakous » (bandits, délinquants) descendent des collines boisées pour le caillasser. Revenir en sueur le midi, avaler un verre de lait et un biscuit devant une série, Instagram ou TikTok, en entendant son père trimer pour construire euro après euro « la maison en dur ». Et repartir pour aider sa mère, asthmatique et usée, à nettoyer les classes de l’école du village, pour qu’elle rentre avant la nuit, à 18 heures.

Hilda a douze ans, et à chaque coup de tonnerre ou forte pluie, la petite famille « va chez la voisine », traumatisée d’avoir tout perdu le 14 décembre 2024, lorsque Chido ravagea Mayotte. Six mois plus tard, rares sont les habitants de l’Île à avoir eu une quelconque aide de l’État, malgré les annonces de Paris. Le gouvernement profite plutôt de leur détresse pour accroître sa politique autoritaire dans le département, en proposant cette semaine à l’Assemblée nationale une indigne loi de programmation « pour la reconstruction de Mayotte ». Validée par le Sénat fin mai, elle comporte notamment un nouveau durcissement du droit du sol, des « lieux spécialement adaptés » pour les familles avec mineurs en centres de rétention administrative (CRA), ou encore une marotte de l’extrême droite : le retrait des titres de séjour aux parents d’enfants considérés comme menaçant l’ordre public.

Une « crise que le cyclone Chido n’a fait qu’amplifier »

Le ministre des Outre-mer Manuel Valls a enfin remis sur la table l’expropriation des terrains privés, l’une des seules choses qu’il reste aux Mahorais. Sur place, l’indignation est de mise. « Je me permets cette comparaison : notre relation avec la terre est tellement profonde qu’avec cet article, le gouvernement fait une erreur encore plus grave qu’en Algérie lorsqu’elle était un département français », affirme Mahamoud Azihary, docteur en économie quantitative du développement et auteur de Mayotte en sous-France1. « Notre île se révoltera », a même prévenu lundi en séance la très droitière Estelle Youssouffa, députée Liot de l’île.

Avec des syndicalistes et des acteurs associatifs, l’économiste a fondé cette année « Urgence Mayotte », le premier collectif progressiste du département. « Nous en avons assez de n’entendre parler que de l’immigration et du conflit avec les Comores, qui ne sont que des diversions, continue-t-il. J’ai dirigé la Société immobilière de Mayotte (SIM) pendant dix ans, je sais très bien que l’un de leurs projets majeurs est de mettre la main sur le foncier mahorais et de ghettoïser l’île. » Yasmina Aouny, coordinatrice de la France insoumise à Mayotte, est également « sidérée, comme la plupart des Mahorais. Surtout qu’il n’y a aucune garantie de réalisation ni précisions sur la provenance de l’argent qui sera utilisé. On a l’impression que le seul but de ce texte est de faire passer la mesure sur les expropriations et que tout le reste ne vise qu’à meubler. »

Heureusement, la détresse du 101e département a atteint les bancs du Palais Bourbon, et plus largement l’Hexagone. En commission des Lois, plusieurs articles ont été retoqués par les députés de gauche, en accord avec la Défenseure des droits, qui dénonce un « projet de loi qui porte atteinte à certains droits parmi les plus fondamentaux ». Dans une lettre ouverte, l’intersyndicale enjoint le gouvernement de « prendre la mesure des besoins immenses de l’archipel notamment en matière de services publics, si on veut le sortir de la crise que le cyclone Chido n’a fait qu’amplifier », réclamant notamment l’alignement des prestations sociales à Mayotte, repoussé à 2031 par l’administration Macron. « Tous les minimas sociaux, rappelle Mahamoud Azihary, sont en dessous de ceux de l’Hexagone, comme les conditions de vie des personnes âgées ou en situation de handicap, sans compter la vie chère. »

La valse hypocrite des séjours territorialisés

Le collectif Urgence Mayotte n’aura cependant pas réussi à mobiliser les élus locaux, malgré une invitation au Conseil départemental de Mamoudzou, dans l’hémicycle Younoussa Bamana. Celui qui était l’un des pères du combat pour la départementalisation répétait qu’il voulait « être Français pour être libre ». Mais aussi que les Mahorais ne pouvaient pas « vivre seuls, dans l’océan Indien, éloignés de Madagascar, des Comores ou de l’Afrique ». Les migrations sont inévitables. Mais comment justifier que ceux qui débarquent sur la petite île ne peuvent pas se rendre en Hexagone ou à La Réunion voisine ? Les titres de séjour territorialisés sont une hypocrisie française créée en 2014 par Matignon, à l’époque où son résident était un certain… Manuel Valls. Cette mesure fait exploser Mayotte sous la pression migratoire : sur environ 320 000 habitants, la moitié sont des étrangers.

La levée de ces titres de séjour fait donc l’unanimité, sur un territoire dont les services publics sont surchargés. Elle était même portée en commission par le député de la Manche Philippe Gosselin (Les Républicains), contre les positions de Bruno Retailleau et des sénateurs LR. Mais « ce n’est qu’en 2030 que les séjours territorialisés seraient potentiellement abrogés, tempère Yasmina Aouny. En attendant, l’hémorragie se poursuit. Et puis, peut-être que le gouvernement actuel ne fait que transmettre la patate chaude au futur exécutif ».

De son côté, Mahamoud Azihary est « très déçu que la députée (GDR de La Réunion) Émeline K/Bidi se soit abstenue. Si Mayotte est française, tous les autres territoires doivent être solidaires avec elle. Nous ne sommes pas qu’une base arrière pour l’exploitation des hydrocarbures du projet de Total au Mozambique ». La population est exaspérée de toujours devoir lutter pour quelques miettes tombées de Paris. « Nous sommes à terre, lâche Yasmina Aouny. Les dégâts psychologiques et matériels sont encore là, et le gouvernement profite de cette catastrophe pour faire passer des mesures violentes pour la population ». Au téléphone, il y a quelque chose qu’Hilda n’a pas dit, mais qui fait mal à sa mère : « ça va de mieux en mieux, mais la nuit, elle pleure », d’avoir perdu son toit, son lit, « ses cahiers, ses livres, ses jouets ».

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  1. Mahamoud Azihary, Mayotte en sous-France, Mensonges et manipulations d’État au service des intérêts des amis de l’Entre-Soi, L’Harmattan, 2016. ↩︎