Cécile Kohler et Jacques Paris inculpés en Iran : qu'est-ce que la "diplomatie des otages", utilisée par Téhéran pour faire pression sur la France ?
"Une provocation." Emmanuel Macron a dénoncé, jeudi 3 juillet dans la soirée, l'inculpation en Iran de deux Français, accusés d'espionnage pour le compte du renseignement israélien. Cécile Kohler et Jacques Paris, deux enseignants détenus par la République islamique depuis 2022, sont également poursuivis pour "complot pour renverser le régime" et pour "corruption sur terre", a appris franceinfo auprès de leurs proches et d'une source diplomatique. Selon Noémie Kohler, la sœur de Cécile, ces trois chefs d'accusation sont "passibles de la peine de mort".
Jusqu'ici, Téhéran avait rapporté que les deux Français étaient accusés d'espionnage pour le compte de la DGSE, les services de renseignement français. L'annonce de leur inculpation, dix jours après la fin des frappes israéliennes et américaines en Iran, signale un durcissement de la "diplomatie des otages" menée par la République islamique. "On emploie pudiquement ce nom pour désigner des [emprisonnements] employés comme un outil de pression diplomatique : ce sont des otages d'Etat, selon les termes de l'exécutif français", explique David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
La France parmi les cibles privilégiées de l'Iran
La pratique n'est pas nouvelle. Comme le rappelait en 2023 la géopolitologue Carole André-Dessornes, dans une note de la Fondation pour la recherche stratégique, "les otages (...) sont devenus avec le temps un outil de communication redoutable entre les mains de régimes peu scrupuleux et bien déterminés à faire plier les Etats qui leur sont défavorables". Or, l'Iran est "un cas emblématique de ce genre de procédés", assure la chercheuse.
"[Cette pratique] est inscrite dans l'ADN du régime iranien depuis 1979 et la prise en otages de 52 Américains à l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran, durant 444 jours."
David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Irisà franceinfo
Ces dernières années, Téhéran a usé de cette "diplomatie des otages" pour "obtenir la libération d'Iraniens condamnés pour terrorisme dans des pays occidentaux" ou s'assurer "des concessions dans le cadre de négociations", décrypte David Rigoulet-Roze. Parmi les cibles privilégiées de la République islamique : les Etats-Unis et plusieurs pays européens, dont la France.
"Il y a de fait un contentieux historique entre [Paris et Téhéran] sur le nucléaire iranien, à la fois civil et militaire", relève David Rigoulet-Roze. Dans les années 1980, la France refuse de rembourser un prêt d'un milliard de dollars contracté à l'époque du shah, à la suite de la rupture par l'Iran d'un contrat sur la construction d'usines d'enrichissement d'uranium à des fins civiles, poursuit Carole André-Dessornes. La vente d'armes françaises à l'Irak, alors en guerre contre l'Iran, finit d'envenimer les relations entre les deux Etats. Entre 1985 et 1986, la France est visée par plusieurs attentats attribués à Téhéran, et 13 de ses ressortissants sont enlevés par le Hezbollah, groupe libanais allié de la République islamique.
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Depuis le début des années 2000, le contentieux se concentre sur "le nucléaire militaire iranien", souligne David Rigoulet-Roze. "Lors des négociations de l'accord de Vienne, signé en 2015 [entre la République islamique et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU], la France a joué un rôle majeur dans l'introduction d'un mécanisme permettant théoriquement de rétablir automatiquement les sanctions internationales contre Téhéran". Elles avaient été suspendues en contrepartie de la promesse de l'Iran d'abandonner l'enrichissement d'uranium à des fins militaires.
Téhéran redoute l'arme du "snapback"
Selon la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui entérine l'accord sur le nucléaire iranien, "tout Etat signataire de l'accord peut déclencher un mécanisme appelé snapback s'il juge que l'Iran est en infraction caractérisée de ses engagements" prévus dans le texte ou "de ses obligations" vis-à-vis du droit international, développe le spécialiste.
Cette menace est régulièrement remise sur la table par les Occidentaux. Après le retrait des Etats-Unis de l'accord en 2018, Téhéran a accéléré son programme nucléaire, se constituant un stock de 400 kg de matières enrichies à plus de 60%, selon l'AIEA – un niveau s'approchant des 90% requis pour fabriquer l'arme atomique, et largement supérieur aux 3,67% autorisés. Théoriquement, c'est une raison suffisante pour que l'un des signataires active le snapback.
"La Chine et la Russie, proches de l'Iran, ne le feront pas car ce serait donner gain de cause aux Occidentaux. Il reste donc le Royaume-Uni et la France, tous deux capables d'initier cette procédure qui mettrait l'Iran à l'index."
David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Irisà franceinfo
Pour le spécialiste, l'inculpation de Cécile Kohler et Jacques Paris vise probablement à dissuader la France de rétablir ces sanctions, alors que l'accord doit expirer le 18 octobre prochain. "Il faut une temporalité de trois mois, en intégrant toutes les étapes d'activation du mécanisme, pour mettre en œuvre le snapback, ce qui signifie que tout se joue maintenant", pointe David Rigoulet-Roze.
La libération des otages, un "préalable" à toute discussion
Ce durcissement de la "diplomatie des otages" survient aussi après une attaque sans précédent contre les installations nucléaires et militaires de la République islamique, bombardées durant douze jours par Israël et les Etats-Unis. "Les Occidentaux ne semblent plus disposés à négocier de la même manière, constate le chercheur. Auparavant, une libération d'otages était considérée comme un résultat vertueux à la fin d'un processus de négociations. Désormais, pour la France, c'est davantage présenté comme le préalable pour fluidifier toute discussion avec Téhéran."
Jean-Noël Barrot a justement menacé, jeudi 3 juillet, de recourir au snapback si Cécile Kohler et Jacques Paris n'étaient pas rapidement libérés. "Nous l'avons toujours dit à nos interlocuteurs du régime iranien : la question de décisions éventuelles sur des sanctions sera conditionnée au règlement de ce problème, de ce différend majeur", a déclaré le ministre des Affaires étrangères, affirmant que les chefs d'inculpation retenus étaient "infondés".
Une menace reprise à mots couverts par Emmanuel Macron, quelques heures plus tard. Pour le chef de l'Etat, l'inculpation des deux Français pour espionnage est une "provocation à l'égard de la France" et un "choix inacceptable d'agressivité". Evoquant de possibles "mesures de rétorsion" contre Téhéran si l'affaire n'était pas "reclassée", le président français a insisté : "La réponse ne se fera pas attendre."