Unai Sordo, syndicaliste espagnol : « L’autonomie stratégique ne doit pas être un alibi pour la course aux armements »

Par Unai Sordo

Secrétaire général de la Confédération syndicale des commissions ouvrières (Espagne)

Il ne fait aucun doute que la politique agressive déployée par Trump depuis son retour à la Maison-Blanche a conforté une idée centrale pour l’Union européenne (UE) : notre autonomie stratégique doit être renforcée. La rupture du lien atlantiste par l’actuelle administration américaine ouvre un panorama inédit depuis les années 1950, et semble imposer à l’Europe de préparer sa politique de sécurité et de défense sans le parapluie de la première puissance économique et militaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (en fonction de ses propres intérêts, il faut bien le dire).

Il convient d’interpréter correctement ce qu’est l’autonomie stratégique européenne, afin que ce concept ne finisse pas par devenir un alibi pour la course aux armements, qui pourrait entrer en conflit avec un modèle d’Europe qui devrait être basé sur son pilier social et nous conduire à l’insignifiance dans un monde où un changement géostratégique de premier ordre est en train de s’opérer.

Avant même la pandémie de Covid, l’Union européenne avait déjà formulé la nécessité d’enrayer son déclin industriel, à la faveur des transformations numériques et énergétiques. L’objectif de décarbonisation, mais aussi les mesures prises par la Chine et les États-Unis pour renforcer leurs appareils productifs recommandaient de promouvoir nos propres politiques industrielles. La pandémie a révélé nos faiblesses dans la production de biens sanitaires et le travail social de base. Par la suite, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la politique de sanctions et le sabotage des pipelines Nord Stream 2 ont renforcé le besoin urgent d’une plus grande autonomie dans l’approvisionnement en énergie et en matières premières. Enfin, la « défection » des États-Unis par rapport à leur engagement atlantique montre que l’UE doit également renforcer ses capacités.

« L’intention ultime de Trump est de ralentir notre transition énergétique et notre autonomie. »

Cette stratégie de sécurité ne peut se faire au détriment d’une autonomie stratégique globale pour réduire notre dépendance extérieure en matière énergétique par le déploiement de stratégies industrielles nationales et européennes. Il est également nécessaire d’autonomiser une politique étrangère qui établisse des relations réciproques avec toutes les zones économiques du monde, dans les conditions les plus équilibrées possibles.

Les États-Unis ont subi une détérioration majeure de leur base productive et industrielle depuis les années 1980 (perte de 30 % de l’emploi industriel, pour ne citer qu’un chiffre). La conception de la Chine comme grande usine mondiale pour la production à bas coût de produits à moyenne ou faible valeur ajoutée a été impulsée par le capitalisme américain lui-même, qui recherchait des avantages comparatifs dans l’économie mondiale, afin d’accroître ses profits et son hégémonie.

Cependant, la Chine ne s’est pas limitée à ce rôle et, grâce à sa politique économique exprimée à travers divers plans quinquennaux, elle est devenue une puissance majeure dans les principaux secteurs productifs et stratégiques qui détermineront sa puissance à l’échelle globale. Elle occupe également une position avantageuse en termes d’accès à de nombreux matériaux clés (lithium, terres rares, cobalt, etc.) après avoir établi des accords de concession avec différents pays du monde.

Dans cette situation, une lutte pour le pouvoir mondial est en cours. Après les longues années de monologue néolibéral et l’arrivée de Reagan au pouvoir, les États-Unis en sont venus à la conclusion qu’ils devaient restructurer leur tissu productif et industriel dans leur propre pays et défendre leur position dans tous les secteurs stratégiques. L’énorme force que représente le maintien du dollar comme monnaie de référence et son potentiel de guerre sont utilisés pour atteindre cet objectif.

Les administrations Obama, Trump et Biden se sont toutes engagées dans cette voie. La dernière administration démocrate a développé une série de programmes de mobilisation des ressources publiques de plusieurs millions de dollars (l’IRA – l’Inflation Reduction Act – étant le plus connu), qui visaient à relocaliser la production au moyen de crédits ou d’incitations conditionnelles. Trump, quant à lui, opte pour l’agressivité commerciale contre les pays avec lesquels il a des déficits commerciaux récurrents. La Chine et le Mexique, mais aussi l’UE, notamment les économies centrales comme l’Allemagne et la France.

C’est dans cette double perspective qu’il faut interpréter le moment présent. L’intention ultime de Trump est de ralentir notre transition énergétique et notre autonomie, afin de permettre aux approvisionnements en gaz ou en pétrole américains de remplacer les approvisionnements russes, tout comme l’intention ultime de Trump est que les dépenses exponentielles en armement dans l’UE se fassent par pays, sans coordination, et en augmentant la rentabilité de son lobby de l’armement.

Le syndicalisme européen doit être exigeant envers les gouvernements et les institutions européennes. L’Europe doit surmonter les règles de gouvernance qui limitent sa capacité à agir. Aujourd’hui, les alliés de Trump et l’extrême droite financée par Poutine gouvernent ou conditionnent des gouvernements dans plusieurs pays. Partout, ils sont une menace. Il n’est pas facile de changer les traités de l’Union, mais il est facile de promouvoir des scénarios de coopération renforcée entre les pays qui le souhaitent.

Il faut relancer un grand fonds européen d’investissement pour soutenir l’économie stratégique de l’Union. Dans les domaines sociaux et de la réduction des inégalités ; dans le renforcement de l’industrie et de la transition énergétique ; dans la recherche et l’innovation numérique ; dans la protection contre le chômage et autres aléas ; et aussi dans la politique étrangère, de sécurité et de défense commune, qui autonomise les positions géostratégiques de l’UE L’Europe doit s’efforcer de tenir la guerre à distance et être consciente de la multipolarité du monde dans lequel nous vivons déjà et, surtout, de celui vers lequel nous nous dirigeons.

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