Hassaké (Kurdistan de Syrie), envoyée spéciale.
Sa parole était attendue depuis des semaines. Jeudi en fin d’après-midi, le Rojava, le territoire du nord-est de la Syrie sous administration autonome kurde, était suspendu à la lecture d’une déclaration d’Abdullah Ocalan, le fondateur et chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), figure tutélaire du mouvement d’émancipation kurde, emprisonné par Ankara depuis 1999.
Son message a été rendu public à Istanbul par une délégation du parti pro-kurde DEM, à la sortie d’une visite sur l’île prison d’Imrali, où il était détenu à l’isolement presque total, avant que le pouvoir turc n’autorise des visites de parlementaires de ce parti, ces derniers mois. Il est sans ambiguïté : Ocalan appelle les combattants du PKK à déposer les armes, et l’organisation, engagée depuis quarante ans dans une guérilla contre l’État turc, à se dissoudre.
« Nous ne nous résignerons à aucun recul »
« Les solutions nationalistes extrêmes, telles que l’État-nation séparé, la fédération, l’autonomie administrative et les solutions culturalistes » n’offrent, selon lui, aucune réponse à la question kurde. « Le respect des identités, la possibilité pour chacun de s’exprimer librement, de s’organiser démocratiquement et de structurer son environnement socio-économique et politique ne sont possibles que grâce à l’existence d’une société démocratique et d’un espace politique démocratique », plaide-t-il.
Dans le nord-est de la Syrie, le soulèvement contre le régime baasiste de Bachar Al Assad en 2011, puis la guerre livrée par les Kurdes aux djihadistes de l’« État islamique », ont permis la conquête d’une autonomie démocratique dans un pays dévasté, aujourd’hui guetté par l’éclatement. Aussi, cet appel à déposer les armes et à choisir le chemin de la paix est reçu avec perplexité, et même, chez certains, une certaine amertume.
« Nous ne nous résignerons à aucun recul. Nous ne renoncerons jamais aux avancées sur la démocratie, les droits des femmes, la diversité et la solidarité entre les communautés que notre révolution a permises, prévenait Amina Ossé, de la coalition féministe Kongra Star, à la veille de la diffusion de cette déclaration. Si une solution se dessine pour les Kurdes de Turquie, si la page de la phobie antikurde se tourne à Ankara, tant mieux, ce sera bon pour nous. Mais il n’est pas question de nous laisser tuer. Nous ne déposerons pas les armes. »
Exactions turques
Militants et sympathisants du PYD, historiquement lié au PKK, s’interrogent surtout sur les contreparties de cet appel d’Ocalan à la paix et à la « fraternité turco-kurde ». Rien ne les laisse entrevoir à ce stade.
Dans l’ouest du Rojava, sous occupation turque, les exactions des supplétifs islamistes d’Ankara enrôlés dans l’Armée nationale syrienne ont poussé des dizaines de milliers de personnes vers les camps de déplacés qui s’étendent aux périphéries des villes de l’est de l’Euphrate. Les bombardements quotidiens sur le barrage et la centrale électrique de Tichrine, sur le fleuve, n’épargnent pas les civils.
L’aviation turque s’aventure même désormais loin du front. Mardi soir, à Chaddadé, entre Hassaké et Deir Ez-Zor, des bombardements turcs ont fait 12 morts, dont 4 combattants et 8 civils, selon le bilan diffusé par les Forces démocratiques syriennes (FDS). Constamment prises pour cibles, ces forces, qui associent combattants kurdes et arabes, continuent pourtant de jouer, sous le feu turc, un rôle stratégique pour sécuriser ce territoire dans un contexte instable et conjurer le risque d’une résurgence de Daech.
Empêcher toute autonomie kurde en Syrie
À Damas, pas une voix ne s’élève contre la guerre infligée par le régime de Recep Tayyip Erdogan aux Kurdes du Rojava. Le nouveau maître du pays, Ahmed Al Charaa, issu des rangs djihadistes, a défendu les armes à la main un projet de société islamiste incompatible avec les politiques d’émancipation déployées au Rojava ; il se montre logiquement hostile à tout projet confédéral.
Il partage avec Ankara le même objectif : empêcher toute consolidation d’une autonomie kurde en Syrie. Dans ces circonstances, déposer les armes, pour les forces kurdes et leurs alliées arabes, reviendrait à enterrer la seule expérience démocratique porteuse d’espoir dans la région cette dernière décennie. Le commandant en chef des FDS, Mazloum Abdi, a d’ailleurs aussitôt écarté ce scénario : l’appel d’Ocalan relève, a-t-il insisté, d’une « affaire interne turque. »
Ses troupes ne sont pas concernées. Dans la soirée, le ton de ce chef militaire charismatique était plus nuancé : « Nous saluons l’annonce historique du leader Abdullah Öcalan, qui appelle à la fin de la guerre en Turquie et ouvre la voie à un processus politique pacifique. Cette déclaration historique est une opportunité de construire la paix et une clé pour ouvrir des relations correctes et constructives dans la région. »
Ce jeudi, à Hassaké, la manifestation organisée pour célébrer la première apparition public d’Ocalan depuis plus d’un quart de siècle – une simple photographie, pour l’heure – a été peu suivie. Les feux d’artifice ont vite laissé place, dans la soirée, au vacarme des fusils-mitrailleurs. Au Rojava, les combattants kurdes, pris entre deux feux, n’entendent pas déposer les armes.
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