Gérard Larcher en nouvelle Pénélope, la femme d'Ulysse qui défaisait la nuit la tapisserie qu'elle tissait le jour pour repousser les avances de ses prétendants... L'image peut paraître saugrenue, mais c'est celle qui vient à l'esprit alors que les textes budgétaires arrivent au palais du Luxembourg, mercredi 19 novembre. Les sénateurs vont-ils totalement détricoter ce que les députés ont voté lors du débat sur le budget de la Sécurité sociale ? À commencer par la suspension de la réforme des retraites ?
Si Sébastien Lecornu a dû négocier avec le Parti socialiste à l'Assemblée nationale, ce sont la droite et le centre, majoritaires au Sénat, qui détiennent la clé dans l'autre chambre du Parlement. Et c'est avec un sécateur, voire une tronçonneuse, que les sénateurs envisagent de découper le travail de fine dentelle parlementaire issu des débats au Palais-Bourbon, dans les volets "recettes" comme "dépenses".
"Le Sénat rétablira la réforme des retraites. Nous la votons depuis cinq ans", a promis Gérard Larcher fin octobre dans une interview au Parisien, en référence à un amendement augmentant l'âge légal de départ à la retraite que les sénateurs LR déposent chaque année lors de la discussion sur le budget de la Sécu (PLFSS). "Le Sénat va corriger le texte. On le sait et on sait quelles sont ses marques et ses lignes rouges", relativise un conseiller de l'exécutif, qui oppose en miroir l'incertitude du vote des députés.
"Nous, on n'a pas de deal avec le PS"
Cela n'a pas empêché Sébastien Lecornu de prendre les devants et de préparer le terrain. Le Premier ministre s'est invité par surprise le 5 novembre à une réunion des présidents de groupes et de commissions au Sénat. "Il a brossé les sénateurs dans le sens du poil. Beaucoup de monde a trouvé qu'il était intelligent et habile", explique un sénateur participant. Le chef du gouvernement était aussi venu porter ce soir-là un message de responsabilité. "S’il y a censure sur le budget, alors il y aura démission et donc dissolution", a-t-il déclaré comme un appel à ne pas tomber dans la surenchère. "Je ne serai pas le Premier ministre qui fera une passation de pouvoir avec Jordan Bardella", a-t-il ajouté, selon les personnes présentes.
"Il a voulu dramatiser la situation", commente Olivier Henno, sénateur du groupe Union centriste, présent ce soir-là et pas vraiment convaincu que le Premier ministre sera entendu par ses collègues. "Sébastien Lecornu a beaucoup lâché, trop lâché. C'est un budget socialiste. C'est ça, la vérité", poursuit-il. "Pour ce qui nous concerne à l'Union centriste, on va tenir le cap de la rigueur financière, c’est-à-dire qu'on va rétablir le texte dans sa version initiale, celle du gouvernement", conclut-il.
Au-delà de la réforme des retraites, ce sont la plupart des amendements venus des députés PS qu'ils veulent faire tomber. Et si certains subsistent finalement, "ce n'est pas parce qu'ils sont socialistes, mais parce qu'ils seront utiles. Nous, on n'a pas de deal avec le PS", met en garde celui qui est aussi vice-président de la commission des affaires sociales de la chambre haute du Parlement.
Le retour du sénateur Retailleau
Les sénateurs de la droite et du centre ne semblent donc pas disposés à faciliter la vie de Sébastien Lecornu. "La lumière et les micros se braquent enfin sur eux, ils n'attendaient que cela. Ils vont en profiter", tempère un conseiller de l'exécutif pour expliquer cette position maximaliste et intransigeante. Celle-ci trouve-t-elle également sa source dans les rapports de force au sein des Républicains ? La question de la présence de ministres LR au sein du gouvernement Lecornu II a provoqué un affrontement assez violent à droite entre députés et sénateurs, ces derniers poussant pour une rupture plus affirmée avec le macronisme.
Dans cette perspective, un homme va être particulièrement scruté : Bruno Retailleau. Après son départ du ministère de l'Intérieur, il a retrouvé son siège au Sénat mais n'a pas souhaité récupérer son poste de président du groupe LR. Pour autant, l'ambitieux patron du parti compte toujours peser. "Il va suivre les débats de très près, promet son entourage. On va l'entendre, il va l'ouvrir car il faut revoir la copie budgétaire."
Sébastien Lecornu n'est toutefois pas menacé directement par les sénateurs, puisqu'ils ne peuvent pas le censurer. Or, une fois le PLFSS version sénatoriale voté, une commission mixte paritaire, composée de sept sénateurs et sept députés représentatifs des forces dans les deux chambres, se réunira. Si elle n'est pas conclusive, le texte repartira en seconde lecture et c'est l'Assemblée nationale qui aura le dernier mot. Pourquoi Sébastien Lecornu éprouve-t-il alors le besoin d'amadouer les sénateurs du centre et de la droite ?
Réapprendre à parler à la droite
"Ça peut être pénible politiquement pour le gouvernement de s'entendre reprocher de ne pas examiner les pistes d'économies qu'on va lui proposer", répond l'entourage de Bruno Retailleau. Du côté du gouvernement, on veut croire "que l'hypothèse qu'on arrive à voter un PLFSS existe". "La question des débats au Sénat est de savoir à quel point les sénateurs LR et centristes assumeront leurs valeurs de droite sans rendre une copie qui soit inacceptable pour les socialistes. C'est un équilibre", explique le conseiller de l'exécutif cité plus haut.
C'est à la recherche de cet équilibre que va se lancer Sébastien Lecornu. Peut-il bénéficier d'un préjugé favorable auprès de ses pairs ? Le Premier ministre a été élu sénateur en 2020, mais il n'a encore jamais siégé au palais du Luxembourg puisqu'il est au gouvernement sans discontinuer depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron à l'Elysée, en 2017. "Gérard Larcher et Hervé Marseille étaient très en colère contre lui, car tout occupé à son dialogue avec les députés socialistes, il avait complètement oublié le Sénat, témoigne une sénatrice LR. Là, ça va mieux. Sa venue à la conférence des présidents le 5 novembre a été appréciée."
Le Premier ministre va donc devoir apprendre la grammaire de la chambre haute dès mercredi, lors d'une formation en accéléré et sans filet. Il doit aussi réapprendre à parler à la droite. Un objectif peut-être plus facile, puisqu'il s'agit de sa langue natale.