"C'est une menace existentielle" : aux prises avec l'affaire Midas, l'Ukraine est loin d'en avoir fini avec la corruption

Le scandale symbolise le chemin qui reste à parcourir. L'Ukraine, prise dans une guerre interminable avec la Russie, est secouée par une nouvelle affaire de corruption qui touche le cœur du pouvoir. Le président Volodymyr Zelensky a ainsi imposé, jeudi 13 novembre, des sanctions contre l'homme d'affaires Timour Minditch. Ce proche du chef de l'Etat, qui a quitté le pays avant que la crise n'éclate, est accusé d'avoir orchestré un vaste système de corruption ayant permis le détournement de 100 millions de dollars destinés au secteur énergétique.

La veille, les ministres de l'Energie et de la Justice, eux aussi impliqués dans l'affaire, avaient dû démissionner à la demande de Volodymyr Zelensky après les révélations de l'opération Midas, menée par le Bureau national anticorruption d'Ukraine (Nabu) en collaboration avec le Parquet spécialisé anticorruption (Sapo). Le scandale a provoqué la colère des Ukrainiens, alors que le réseau électrique du pays a été gravement endommagé par une série de frappes massives russes, entraînant des coupures de courant à l'approche de l'hiver.

Si l'affaire est désormais entre les mains de la justice ukrainienne, elle met en lumière le chemin que le pays doit encore parcourir. "Il y a deux menaces existentielles pour l'Ukraine : la guerre avec la Russie et la lutte contre la corruption", résume Oksana Mitrofanova, enseignante-chercheuse à l'université Lyon 3 et chercheuse à l'Institut d'histoire mondiale de l'Académie nationale des sciences d'Ukraine de Kiev.

De nets progrès motivés par la candidature à l'UE

Cette menace est connue depuis longtemps. Elle était au cœur des revendications de la révolution de la place Maïdan de 2013, qui avait conduit à la chute du gouvernement de l'époque. En 2015, le journal britannique The Guardian qualifiait même l'Ukraine "de pays le plus corrompu d'Europe". La situation a considérablement évolué depuis, grâce à l'adoption d'une série de lois visant à combattre la corruption, qui ont permis la création du Bureau national anticorruption en 2015. Oksana Mitrofanova rappelle aussi "la généralisation de caméras-piétons au sein de la police, qui a mis fin à la corruption au sein des forces de l'ordre". Preuve de l'importance du sujet pour les Ukrainiens, c'est cette question qui a conduit à l'élection de Volodymyr Zelensky en 2019. Novice en politique, l'ancien acteur "avait fait campagne autour de la lutte contre la corruption", rappelle l'experte.

En douze ans, le pays "a amélioré la transparence, renforcé la responsabilité et promu l'intégrité grâce à l'ouverture des données, la numérisation des services publics, des organismes anticorruption indépendants, des réformes du financement politique et la décentralisation", conclut ainsi un rapport de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) paru en mars dernier. L'Ukraine a même accéléré ses efforts depuis 2022 et le début de la guerre avec la Russie, relève l'organisation. Les députés ont ainsi adopté plusieurs lois visant à rendre la justice plus indépendante et à protéger les médias.

La raison ? Une carotte européenne. Pour accélérer son intégration à l'Union européenne (UE), à laquelle elle est officiellement candidate depuis 2024, l'Ukraine doit aligner sa législation sur le droit et les valeurs européennes. Or les questions d'Etat de droit, de justice et... de corruption figurent parmi les critères à remplir pour l'adhésion. En 2024, le pays s'est hissé à la 105e place, sur 180, du classement de l'ONG Transparency international sur la perception de la corruption, alors qu'il occupait la 142e place en 2015. 

Des centaines d'affaires dévoilées depuis 2022

Malgré ces efforts, "la corruption existe toujours à tous les niveaux, même dans le milieu de la recherche", souligne Oksana Mitrofanova. Les exemples récents, souvent révélés par la presse, ne manquent pas. En janvier 2023, un ministre avait été limogé pour avoir touché un pot-de-vin de 400 000 dollars. En septembre de la même année, le ministre de la Défense, Oleksiï Reznikov, avait été poussé à la démission à la suite de scandales portant sur l'achat pour l'armée d'uniformes et de produits alimentaires à prix gonflés, découverts par les médias. En avril 2025, des responsables de la Défense ont été arrêtés, accusés d'être impliqués dans la fourniture à l'armée de dizaines de milliers d'obus défectueux, rapporte TV5 Monde.

Le Nabu et le Sapo ont ainsi multiplié les enquêtes depuis 2022, dévoilant plusieurs centaines d'affaires, certaines touchant des députés, des élus locaux, des militaires et même le président de la Cour suprême. Une inflation "du nombre d'enquêtes" qui témoigne "non pas d'une hausse de la corruption mais d'une plus grande efficacité", a estimé le dirigeant du Sapo, Oleksandr Klymenko, mi-septembre, durant le forum Yalta European Strategy.

Les activistes et institutions anticorruption ciblées par le gouvernement

Ces avancées pourraient pourtant être remises en cause. Les ONG internationales et les activistes anticorruption ukrainiens dénoncent depuis plusieurs mois des pressions de la part de l'exécutif sur leurs activités. Fin juillet, le gouvernement a ainsi fait adopter une loi mettant fin à l'indépendance du Nabu et du Sapo, invoquant la nécessité de les débarrasser de l'"influence russe" en leur sein. Cette décision a provoqué plusieurs manifestations, une rareté dans ce pays en guerre, et l'indignation de l'UE. Face au tollé, Volodymyr Zelensky a fait machine arrière quelques jours plus tard, sans parvenir à rassurer les militants anticorruption.

Il faut dire que cette loi avait été adoptée juste après l'arrestation par les Services de sécurité d'Ukraine (SBU) de Ruslan Magamedrasulov, un enquêteur du Nabu accusé d'avoir aidé la Russie. Si les responsables du SBU ont présenté l'opération comme un moyen de mettre fin à l'influence russe au sein du Nabu (plus d'une dizaine d'agents du bureau ont été inquiétés), certains y voient une pression exercée par le pouvoir politique. Ruslan Magamedrasulov était partie prenante de l'enquête Midas, a ainsi affirmé son avocate Olena Scherban. "Nous pensons que c'est une affaire et un emprisonnement politiques", a-t-elle confié au Guardian, après le renvoi de l'affaire par une cour d'appel de Kiev mercredi.

Une opinion partagée par les militants anticorruption du pays. "Puisqu'ils ne sont pas parvenus à geler les activités du Nabu et du Sapo par la loi, leur nouvel objectif est d'effrayer tout le monde", a ainsi expliqué au Monde, fin septembre, Vitaliy Chabounine, cofondateur de l'ONG anticorruption AntAC. L'activiste est, lui aussi, inquiété par la justice, qui l'accuse de fraude et d'avoir tenté d'éviter le service militaire. Des accusations jugées sans fondement et dénoncées par une centaine d'organisations ukrainiennes en juillet dernier.

Bruxelles "doute" de la volonté de Kiev

L'UE est consciente du problème. Tout en saluant les efforts ukrainiens, un rapport de la Commission européenne paru le 4 novembre pointe du doigt des "progrès limités", estimant que les "derniers développements mettent en doute l'engagement de l'Ukraine à son plan anticorruption". Kiev "devrait renforcer son dispositif anticorruption et prévenir tout recul sur ses remarquables progrès en matière de réformes", estime ainsi l'exécutif européen.

La Commission suggère aussi de mettre fin aux "retards et obstacles procéduraux dans les affaires de corruption de haut niveau". Une position partagée par Oksana Mitrofanova. "Les institutions anticorruption fonctionnent bien, mais je m'inquiète du traitement de ces affaires par la justice", souffle-t-elle, citant l'exemple de personnes suspectées de corruption qui, comme Timour Minditch, "ont quitté le pays avant d'être inquiétées".

"Il faut appliquer la justice, punir les corrompus pour qu'il y ait un effet décourageant."

Oksana Mitrofanova, enseignante-chercheuse à l'université Lyon 3

à franceinfo

Le risque ultime serait de "décourager fortement les Ukrainiens" en plein conflit, ajoute la chercheuse, qui redoute que "de nombreuses personnes quittent le pays après la guerre, si la situation ne s'améliore pas". En réponse, la Première ministre, Ioulia Svyrydenko, a annoncé jeudi sur X des audits dans "toutes les entreprises appartenant à l'Etat", jugeant "qu'en temps de guerre, (...) toute corruption est absolument inacceptable".

La présidence ukrainienne cherche aussi à apaiser les craintes sur le rôle de Volodymyr Zelensky dans ces affaires, alors que plusieurs de ses proches sont inquiétés par la justice. Le chef de l'Etat "n'est pas corrompu", a affirmé auprès de Politico, vendredi 14 novembre, le chef de l'administration présidentielle ukrainienne, Andriy Yermak, soulignant qu'il avait permis l'organisation "d'enquêtes totalement libres".

De quoi convaincre les partenaires européens, premiers pourvoyeurs d'aide de l'Ukraine, de la sincérité de l'action du gouvernement ? Ceux-ci semblent vouloir maintenir la pression. Lors d'un échange téléphonique, jeudi, le chancelier allemand, Friedrich Merz, a demandé à Volodymyr Zelensky de lutter "avec énergie" contre la corruption.