Deux ministres limogés, un proche de Zelensky visé, 100 millions de dollars détournés : ce que l’on sait de l'affaire de corruption qui secoue l'Ukraine

Quinze mois d'écoutes, des dizaines de perquisitions et, au bout du compte, un scandale qui remonte jusqu'au sommet de l'Etat. Les ministres de l'Energie et de la Justice ukrainiens ont annoncé leur démission, mercredi 12 novembre, à la demande du président Volodymyr Zelensky, dans le sillage de l'opération Midas, une enquête anticorruption d'une ampleur inédite, qui secoue le pays depuis plusieurs jours. Le Bureau national anticorruption d'Ukraine (Nabu) a révélé lundi les premiers résultats de ses investigations visant un réseau présumé de corruption et blanchiment dans le secteur énergétique. Franceinfo récapitule ce que l'on sait de ce dossier.

Une affaire de corruption à 100 millions de dollars

D'après le Bureau national anticorruption d'Ukraine, l'opération Midas est menée en collaboration avec le Parquet spécialisé anticorruption (Sapo). Ces deux institutions sont indépendantes du pouvoir exécutif. Selon le communiqué publié par le Nabu mardi 11 novembre, l'enquête, ouverte il y a quinze mois, a permis de mettre au jour un système de corruption et de blanchiment estimé à près de 100 millions de dollars.

Le Nabu précise que les fonds provenaient de contrats conclus entre l'entreprise publique Energoatom, responsable de la production d'électricité nucléaire en Ukraine, et plusieurs sous-traitants privés soupçonnés d'avoir surfacturé des prestations. 

Une longue enquête et plusieurs interpellations

D'après les éléments publiés par le Bureau national anticorruption d'Ukraine et le Parquet spécialisé anticorruption, les enquêteurs ont rassemblé plusieurs milliers d'heures d'écoutes et de documents comptables, attestant de l'existence d'un réseau structuré chargé de détourner et de dissimuler des fonds publics. Environ 70 perquisitions ont été menées à Kiev et dans d'autres régions du pays, notamment dans les oblasts de Dnipropetrovsk et Lviv, selon la même source. Ces perquisitions ont permis la saisie de documents financiers, d'enregistrements audio et d'équipements informatiques liés à la circulation des fonds.

Cinq personnes ont été interpellées et sept notifiées, selon les autorités. Elles sont poursuivies pour détournement de fonds, abus de pouvoir et blanchiment d'argent. Les suspects auraient participé à un système hiérarchisé de collecte et de redistribution des sommes illégalement perçues, décrit par le Nabu comme une "organisation criminelle de haut niveau".

Un proche du président au centre des investigations

Le producteur Timour Minditch, copropriétaire du studio Kvartal 95, fondé en 2003 par Volodymyr Zelensky, est notamment visé par l'enquête. Selon le Nabu et le Sapo, l'homme d'affaires ukrainien aurait exploité ses "relations privilégiées avec la présidence" pour orchestrer l'accumulation, la distribution et le blanchiment de fonds d'origine illégale dans le secteur de l'énergie, a déclaré un procureur du Parquet anticorruption. Oleksander Abakoumov, chef de l'équipe d'enquête du Nabu, a déclaré à la télévision d'Etat que Timour Minditch avait quitté le pays, peu avant une perquisition menée par le Bureau anticorruption.

L'homme d'affaires est également soupçonné d'avoir influencé des décisions de hauts responsables du gouvernement, dont l'ex-ministre de la Défense Roustem Oumerov, aujourd'hui secrétaire du Conseil de sécurité national.

Deux ministres démissionnent

Le ministre de la Justice, Herman Halouchtchenko, a annoncé sa démission, mercredi. Ancien ministre de l'Energie, il est soupçonné d'avoir perçu des "avantages personnels" de la part de l'homme d'affaires Timour Minditch, en échange d'un contrôle sur les flux financiers du secteur énergétique. Selon l'enquête, le ministre aurait participé à ce système lorsqu'il dirigeait encore le ministère de l'Energie, avant son transfert à la Justice.

"J'ai rédigé une lettre de démission", a déclaré quant à elle la ministre de l'Energie, Svitlana Gryntchouk, sur Facebook, tout en affirmant n'être à l'origine d'"aucune violation de la loi". Svitlana Gryntchouk, qui a succédé à Herman Halouchtchenko en juillet, n'a à ce stade pas été directement visée par des accusations de corruption.

Peu après, la cheffe du gouvernement, Ioulia Svyrydenko, a déclaré avoir soumis au Parlement les demandes de démission des deux ministres. Un vote parlementaire entérinant leur renvoi est attendu vendredi, selon des députés.

La compagnie Energoatom visée par les perquisitions

C'est en direction du siège d'Energoatom, la société publique chargée de l'exploitation des centrales nucléaires ukrainiennes, que les enquêteurs se sont ensuite tournés. Selon le Bureau national anticorruption d'Ukraine, des perquisitions ont été menées au siège de l'entreprise à Kiev ainsi qu'aux domiciles de plusieurs de ses responsables dans le cadre de l'opération Midas. Les enquêteurs affirment que des dirigeants d'Energoatom auraient permis le passage de contrats surfacturés avec des sociétés privées liées au réseau mis au jour.

Dans un communiqué publié sur son site le 11 novembre, Energoatom a confirmé avoir "fourni tous les documents requis" et indiqué "coopérer pleinement avec les autorités". Aucun nom de dirigeant perquisitionné n'a été rendu public à ce stade.

Le lendemain, le gouvernement ukrainien a mis fin au mandat du conseil de surveillance d'Energoatom et ordonné un audit d'urgence sur l'ensemble des contrats récents de la société. La Première ministre a justifié cette décision par la nécessité de "restaurer la confiance dans une entreprise stratégique pour la sécurité énergétique du pays", rapporte l'agence de presse britannique Reuters.

Le président ukrainien réagit

Le 10 novembre, Volodymyr Zelensky est sorti du silence. Dans son allocution quotidienne, sans évoquer directement les personnes visées, il a soutenu le travail des autorités et promis que l'enquête irait à son terme.

“Quiconque a mis en place un système de corruption doit recevoir une réponse judiciaire claire. Il doit y avoir des condamnations pénales.”

Volodymyr Zelensky, président de l'Ukraine

dans son allocution quotidienne

Le chef de l'Etat a également souligné l'importance de la transparence dans un secteur énergétique sous pression : "Energoatom fournit actuellement à l'Ukraine la plus grande part de la production d'électricité. La probité au sein de l'entreprise est une priorité, comme dans le secteur de l'énergie et dans tous les secteurs d'activité."

Mercredi, Volodymyr Zelensky s'est de nouveau exprimé sur les réseaux sociaux. "Il est absolument inacceptable que certains stratagèmes continuent d'exister dans le secteur de l'énergie", alors que l'Ukraine subit "des coupures d'électricité, des frappes russes et des pertes" humaines, a-t-il jugé, en exhortant les ministres de l'Energie et de la Justice à partir.

Un pays toujours gangrené par la corruption

Alors que pour Bruxelles, réformes judiciaires et lutte contre la corruption constituent une "condition essentielle" de toute avancée vers l'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne, l'opération Midas tombe comme un test pour le pouvoir. Le gouvernement ukrainien se trouve à un carrefour : laisser ses institutions anticorruption agir librement, même lorsqu'elles visent des proches du pouvoir, ou risquer de perdre du terrain dans son désir d'intégration européenne. Cet été, Volodymyr Zelensky avait essuyé de vives critiques de son opinion publique et de Bruxelles quand il avait tenté de placer le Nabu et le Sapo sous le contrôle du gouvernement, avant de faire marche arrière face à la levée de boucliers au sein de la société civile et chez les alliés occidentaux de Kiev.